Drapés dans les maillots
Le scandale organisé en Italie autour de l'arbitrage du huitième de finale de Daejeon est particulièrement inquiétant. Il ne se contente pas d'exonérer les joueurs et l'entraîneur de toute implication dans la défaite (voir Arbitres : le procès continue), il révèle aussi une xénophobie notoire, qui s'est déchaînée dans les médias et dans la bouche des hommes politiques, innombrables pour saisir cette occasion d'exercer leurs talents de démagogues, certains de l'adhésion du peuple. Les invectives en Une des journaux, les propos sur le physique même de l'arbitre équatorien, le mépris pour son pays, les accusations de complot sont autant de manifestations très inquiétantes d'un nationalisme aux relents nauséabonds qui rejette la responsabilité de tous les malheurs sur un responsable désigné vaguement comme un métèque, arbitre ou attaquant adverse. Le "licenciement" de Ahn Jung-hwan par le président de Pérouse et les propos lamentables de ce dernier (que l'entraîneur a essayé de rattraper) ont ouvert le bal d'une bien vilaine façon.
On sombre ensuite dans le grotesque, lorsque la RAI déclare envisager une action en justice contre la FIFA pour obtenir le remboursement des dommages financiers subis (AFP, 20/06). Plus grave encore, le secrétaire d'état chargé des sports a annoncé l'intention du gouvernement de limiter le nombre de non-communautaires dans les clubs. Cette mesure, discutable dans son principe, est lamentable dans ce contexte car explicitement présentée comme une réponse à l'élimination des Azzurris. Réflexes nationalistes, repli identitaire, dénonciation d'un bouc émissaire, rejet de ses propres responsabilités… Le tableau est particulièrement évocateur dans l'Italie de Berlusconi et de ses alliés politiques.
Il serait cependant trop facile de ne jeter la pierre qu'aux Italiens. En France, la catastrophe nationale de l'élimination des Bleus a souligné l'importance irrationnelle prise par le football dans notre pays, jusque-là plutôt modéré en la matière. L'omniprésence des responsables politiques auprès des sélections (anglaise, française ou allemande) est également frappante. Rappelons aussi les connotations données à l'affrontement entre l'Angleterre et l'Argentine, et les émeutes de Moscou après une simple défaite. Plus loin de nous mais au cœur de l'événement, les manifestations de joie des Coréens ont atteint au fanatisme (que l'on pense au supporter qui s'est immolé par le feu avant le match contre l'Italie). Ces marées humaines monochromes et survoltées par le résultat d'un match de football nous tendent justement le miroir de notre propre joie collective de 1998, et il serait ethnocentrique d'y voir un stade d'abrutissement dont nous serions loin.
L'image de la Coupe du monde comme grande fête fraternelle des Nations en prend un coup, et l'on peine à voir une évolution positive correspondant à l'affaiblissement du conditionnement cocardier au profit de l'amour du jeu et des belles équipes. Le culte de la victoire tel que l'exacerbent dans le sport les systèmes de valeurs de nos sociétés investit le Mondial d'enjeux qui le dépassent largement, et en font le terrain d'une guerre symbolique outrancière qui piétine la sportivité. Ce n'est évidemment pas une découverte, mais il était permis de penser que le 21e siècle pouvait être celui d'un sport progressivement débarrassé de ses hardes patriotiques, fût-ce au profit d'un sport-spectacle mondialisé (le culte des stars est effectivement transnational, mais on ne peut pas dire qu'elles soient à l'honneur dans cette compétition, à l'exception de Beckham, de Raul et des Brésiliens).
C'est paradoxalement une Coupe du monde épargnée par le hooliganisme, habituel ferment de nationalisme et de xénophobie, qui rappelle combien ces deux dérives se sont répandues et banalisées au travers du football dans des sphères bien plus larges et familières.