L'USMA, le chant de l'Algérie
Les ultras algériens sont au cœur du soulèvement actuel. Comme ceux de l'USMA, aussi musiciens que supporters, dont les chansons sont reprises par tout un peuple.
Il a été arrêté vers trois heures du matin, dans la nuit du 30 au 31 mars, comme il essayait de franchir la frontière tunisienne en compagnie d'un passeur. Dans sa voiture, quelques milliers d'euros, un passeport britannique, deux permis de conduire, quatre téléphones portables. Il est depuis détenu à la prison d'El-Harrach, dans la banlieue d'Alger.
Lui? Ali Haddad, le patron des patrons algériens, président depuis 2014 du Forum des chefs d'entreprise, l'équivalent du Medef. Fondateur en 1988 d'ETRHB, entreprise de travaux publics devenue en moins de quinze ans la plus grosse d'Algérie, Haddad a diversifié ses activités dans les années 2000.
On le retrouve ainsi dans les services à l'industrie pétrolière, distribution automobile, tourisme (trois grands hôtels à Barcelone, un complexe de luxe dans sa Kabylie natale), médias (deux journaux et deux chaînes de télé). Il diversifie aussi ses domiciliations fiscales, installant aux Iles Vierges britanniques sa Kingston Overseas Group Corporation – cela lui vaudra les honneurs des Panama Papers en 2017.
Les enfants de la Radieuse
Proche de Saïd Bouteflika, l'influent frère du président de la République, Haddad rachète en 2010 l'USMA (Union sportive de la médina d'Alger), l'un des clubs les plus populaires du pays, premier champion d'après l'indépendance, en 1963. Ali Haddad en devient le président et en confie la gestion quotidienne à son frère cadet, Rebouh Haddad (il finira par l'écarter en 2018).
Soucieux de s'entourer d'hommes à la moralité irréprochable, les frères Haddad iront jusqu'à recruter Rolland Courbis comme entraîneur pour la saison 2012/13 – avec succès, d'ailleurs, puisque les Rouge et Noir signeront un doublé Coupe nationale-Coupe de l'UAFA.
Le gros poisson n'est pas toujours celui qu'on croit.
Eux aussi se sont diversifiés. De groupes d'ultras, experts en tifo et en fumigènes, ils sont devenus groupes de musique. Dès le début des années 2000, les premières chansons des fans de l'USMA sont enregistrées, principalement celles du Groupe Milano – en hommage au club italien dont ils partagent les couleurs.
À partir de 2015, ce sont les Ouled El-Bahdja (littéralement "les enfants de la Radieuse", surnom de la casbah d'Alger) qui se mettent à publier leurs œuvres. Chants de supporters classiques, vantant les mérites de leur équipe, comme en leur temps les Stéphanois avaient mis en musique l'épopée des Verts? Au début, oui.
"La voix de la liberté"
Mais les messages sociaux et politiques, expressions de la désespérance d'une jeunesse algérienne privée d'avenir, ne tardent pas à percer dans les textes. Ainsi, début 2018, le chant Babour Elou7 ("le paquebot en bois") met des mots sur la tentation de l'exil et devient un tube national dépassant largement le seul cercle des USMistes. Le meilleur des Ouled El-Bahdja reste pourtant à venir.
Printemps 2018. La jeunesse du monde entier se passionne pour la série espagnole La Casa de papel, histoire d'un braquage faramineux conçu par un cerveau supérieur. Le parallèle ne manque pas de sauter aux yeux des Ouled El-Bahdja, qui filent la comparaison dans La Casa del Moradia – du nom du palais présidentiel construit sur les hauteurs d'Alger.
Le chant est beau, aussi harmonieux que ses paroles sont percutantes, ironiques et tristes, usant de toute la force d'évocation et d'ellipse de l'arabe dialectal algérien. Les mandats d'Abdelaziz Bouteflika sont passés en revue comme des épisodes de série – nous en donnons la traduction faite par le journaliste et écrivain algérien Akram Belkaïd:
"Le premier [mandat], on dira qu'il est passé
Ils nous ont eus avec la décennie [noire]
Au deuxième, l'histoire est devenue claire
La Casa d'El Mouradia
Au troisième, le pays s'est amaigri
La faute aux intérêts personnels
Au quatrième, la poupée est morte
Mais l'affaire suit son cours…
[…]
Le cinquième va suivre
Entre eux l'affaire se conclut
Et le passé est archivé
La voix de la liberté"
L'hymne de tout un pays
La casa del Mouradia devient vite l'hymne du Stade Omar-Hamadi, le "petit San Siro" où évolue l'USMA. Il est repris en chœur par des milliers de supporters qui, ce faisant, savent très bien qu'ils critiquent directement le président de leur club, figure éminente du "braquage" qu'ils dénoncent.
Quand l'USMA joue dans l'immense Stade du 5-juillet, l'ambiance est encore plus impressionnante, comme ici le 6 mai 2018 contre l'équipe tanzanienne des Young Africans.
Des mois plus tard, quand l'hypothèse grotesque et insultante d'un cinquième mandat de la "poupée" paralytique devient une réalité, les foules algériennes descendent par millions dans les rues, et La Casa del Moradia cesse d'être l'hymne d'un club pour devenir celui de tout un pays.
Parmi les nombreuses vidéos de la foule reprenant la chanson, celle filmée au cœur de la manifestation du 22 mars dernier donne une idée de l'ambiance et de la densité de la mobilisation.
La suite de l'histoire algérienne reste à écrire, et il est trop tôt pour prévoir sur quoi débouchera cette révolte qui impressionne par son ampleur et son pacifisme. Mais on pourra de toute façon retenir le double symbole qu'aura offert l'USMA, vénérable club dont le président oligarque aura été chassé par son propre public.
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Retrouvez dans le numéro 2 de la revue des Cahiers le portfolio du photographe Romain Laurendeau sur les ultras d'Alger.
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