La Ligue aux mains des gros et des ambitieux
On ne mesure pas encore les bouleversements que ces élections vont déclencher au sein d'une Ligue qui devient l'instrument des patrons de (gros) clubs, un peu comme si le Medef s'emparait de la moitié du gouvernement. Toute réflexion collective et à long terme, toute pensée "politique" risque d'être abandonnée au profit des intérêts financiers d'une élite nationale qui voudra illusoirement se mesurer à celle de l'Europe. Dans la grande effervescence d'un foot-business en plein rêve de fric, Le Graët pouvait effectivement paraître anachronique. Seul son bilan, difficile à critiquer, le préservait encore d'un tel putsch. Nos généraux séditieux, ou leurs hommes de paille, vont donc endosser la charge…
Un homme, des intérêts
Ayant participé à l'aventure de l'AJ Auxerre, qui représente parfaitement le football à la française (donnant un exemple de réussite remarquable avec des moyens limités), Gérard Bourgoin n'incarne pas totalement les projets des hommes qui l'ont élu (son vieil ami Guy Roux pourra lui dire ce qu'il pense de ses nouveaux amis), mais il leur doit sa prestigieuse position et devra désormais les servir. Avec Aulas comme chef de file, l'obscur Club Europe de Darmon-Canal+ comme infrastructure, la Ligue n'est déjà plus du tout la même institution. De lieu d'arbitrage de discussion et de négociation qu'elle était, elle tendra à devenir l'instrument d'un groupe d'intérêt unique: celui des industriels du football, organisés en coalitions concurrentes mais toutes alliées pour déréglementer et libéraliser tous les marchés.
Une fracture inéluctable
La Ligue divisée devra vivre avec des contradictions internes exacerbées, mais rentrera aussi dans une logique d'opposition avec les pouvoirs publics, les autres instances de la discipline: fédération, UNFP (footballeurs professionnels), UNECATEF (éducateurs et entraîneurs), monde amateur, sans parler des supporters et spectateurs qui seront plus ignorés que jamais, sinon en tant que consommateurs dociles… Malgré les promesses de démocratie et de solidarité, le fonctionnement de la LNF va devenir infiniment plus conflictuel qu'auparavant. L'ancien président était au moins capable d'obtenir d'improbables consensus autour de convictions, de préoccupations et de principes qui dépassaient les intérêts d'une caste de dirigeants. Porté aux responsabilités avec une fragile majorité, le cartel Aulas-Campora-Martel sera placé sous surveillance et obligé aux compromis, comme un témoigne un programme un peu plus modéré et consensuel que les déclarations du président de l'OL. Il est difficile aujourd'hui d'évaluer la marge de manœuvre exacte de ces nouveaux patrons, même s'ils pourront mettre en chantier quelques points essentiels de leur "réforme" avant d'être jugés sur pièces.
On risque de découvrir au moment de sa disparition, que "l'intérêt supérieur du football français" (sur lequel nous ironisons nous-mêmes) existait pourtant bien, et qu'il consistait à empêcher les seuls acteurs financiers d'imposer leur loi.
La course à l'échalote
Comment se réjouir en effet que le football français puisse imiter les pires dérives constatées chez les "modèles" que seraient nos riches voisins européens, en croyant rattraper son "retard" économique sans perdre sa propre avance sportive? Car pour nous, l'assainissement des finances, le principe de solidarité, la prééminence d'une certaine éthique sportive sur les injonctions du marché étaient des éléments de l'avance française, et surtout la garantie d'un championnat solide, cohérent, avec sa propre identité. Au moment du retour de balancier (quand tous les clubs seront contraints à rendre des comptes sur leur gestion, quand de nombreux investisseurs déçus se retireront, quand l'arrêt Bosman sera enfin amendé…), notre foot pro aurait été finalement mieux armé.
Si le programme des nouveaux "doubles dirigeants" (de leurs clubs et de la LNF) était réalisé dans son intégralité, ce qui faisait la spécificité de l'ensemble du foot professionnel serait amené à disparaître. Dans quelques années, on pourrait alors avoir un championnat à deux vitesses consacrant toujours les mêmes équipes, une formation tarie, des sélections nationales affaiblies, un mercenariat accru, un mercantilisme total…
Sans aucune certitude de palmarès au niveau européen, avec pour seule ambition d'amener une poignée de clubs à la rentabilité des usines que sont devenus les cadors du continent, tout cela vaut-il de jeter par dessus bord les certitudes actuelles, de rompre l'équilibre général? L'aventure semble bien hasardeuse.