Le football et ses hommes d'ombre
Bibliothèque – Dans La Mano Negra, Romain Molina raconte la vie des super-agents, ces hommes aux multiples passeports et dates de naissances, qui font et défont le foot en fumant des gros cigares.
Alors comme ça, Kylian Mbappé et son entourage auraient voulu insérer diverses clauses plus ou moins étonnantes dans son contrat? Et les joueurs parisiens, à commencer par Neymar, bénéficieraient de primes d'éthiques dont les conditions à remplir sont d'un intérêt variable? Soit. Mais ces révélations issues de la deuxième saison des Football Leaks, abondamment relayées par les médias et donc commentées un peu partout, ne disent finalement pas grand-chose du football d'aujourd'hui.
Bien entendu, le travail de l’European Investigative Collaborations (EIC) va plus loin que de simples chiffres, qui donnent certes le tournis mais pas plus que ceux de droits TV et contrats de sponsoring démentiels. Mais, pour comprendre les dessous des achats de clubs ou de joueurs, il faut aller au-delà de l'argent. C'est ce que fait Romain Molina dans La Mano Negra, ouvrage au sous-titre prometteur: Ces forces obscures qui contrôlent le football mondial.
Juan Figer, le pionnier
Première question: les personnages étudiés, ces hommes qui tirent les ficelles, sont-ils véritablement obscurs? Un petit tour dans l'index répond en partie à la question. Six mentions de Jorge Mendes, soit à peine une de plus que pour l'écrivain Eduardo Galeano, aucune de Mino Raiola. Ces agents médiatiques, qui brassent des millions en commissions, profitent du système. Au-dessus d'eux, il y a ceux qui le font. Ceux qu'on n'entend jamais et dont on ne sait pas grand-chose.
Le livre nous présente donc d'abord Juan Figer, Uruguayen qui débute en montant des spectacles de danseuses des Folies Bergères, met tout son équilibre financier en jeu sur l'organisation d'un match amical en 1970 et noue beaucoup d'amitiés. Précurseur du métier d'agent qui fera plus de mille transferts, de Maradona à Pelé et Romario, il devient vite un "super-agent".
Joueurs, chaînes, hommes politiques… Sa sphère d'influence est considérable. Et ses idées nombreuses puisqu'en plus de gérer des affaires liées de près ou loin au monde du foot un peu partout dans le monde, il crée la TPO (Third-Party Ownership), qui permet à des tiers de prendre des parts d'un joueur, et la triangulation, qui fait transiter les footballeurs par des clubs situés dans des pays soumis à une fiscalité avantageuse.
Dès les années 80, Figer, quasiment inconnu pour qui ne s'intéresse pas au sujet des agents, dérégule le marché. Les dérives récentes, du passage fantôme de multiples joueurs par le Deportivo Maldonado (Alex Sandro, Allan, Geronimo Rulli…) aux effectifs de clubs portugais remplis de Sud-américains qui appartiennent à tout le monde et personne sans le savoir, ne sont finalement que des suites logiques – et, qu'on peut cyniquement trouver presque tardives. Rien ne change, sauf l'échelle.
Pini Zahavi, le patron
Lire ainsi contée la vie de Juan Figer, c'est comprendre comment se dessinent les mécanismes de contrôle du foot et quel est le portrait-robot de ceux capables de s'élever en haut de la pyramide. Intelligence supérieure, sens du relationnel, loyauté, discrétion.
Ici, la capacité à se créer des amis n'égale que le soin mis à ne pas les perdre. Ne vouloir arnaquer personne lors d'un deal, c'est s'ouvrir la possibilité d'en faire beaucoup d'autres. Alors, si on sait s'entourer, on devient vite essentiel et quasiment intouchable. Même quand les choses sont louches, vu la complexité des montages et le talent des avocats, bon courage pour prouver quelque chose.
Des arrangements, Pini Zahavi passe sa vie à en faire. L'homme le plus puissant du football mondial est le fil rouge de La Mano Negra, et une fois les présentations effectuées, on se surprend à le croiser partout sur des rachats de clubs ou négociations de transferts. Enfin, croiser… L'homme est un conseiller, un entremetteur dont le nom n'apparaît pas souvent, même à Gibraltar ou aux Iles Vierges, Real Madrid et FC Barcelone des paradis fiscaux. On l'aperçoit ici, on le fantasme là. On le sait derrière l'ascension de tous les nouveaux super-agents.
Avec un peu de chance et de culot, on peut même lui parler. C'est le cas de l'auteur, qui retranscrit les échanges par messages WhatsApp dans un chapitre dédié. Une mise en scène qui scinde le récit et peut dérouter sur le principe – dans toute enquête où l'auteur progresse par lui-même, le risque d'autosatisfaction n'est jamais loin – mais donne un éclairage sur la façon de faire de Pini. Et permet de lire cette phrase incroyable du septuagénaire: "Je n'ai aucun ennemi dans le monde (sauf les gens ne m'ayant jamais rencontré ou n'ayant jamais bossé avec moi)."
Thriller politique
Parti du foot, l'ouvrage s'en éloigne petit à petit. À partir de l'arrivée de Roman Abramovitch à Chelsea, point de départ de la vague d'investissements de richissimes propriétaires aux motivations plus ou moins claires, on fait ainsi connaissance avec Badri Patarkatsishvili et Boris Berezovsky, les Astérix et Obélix de l'ex-URSS. L'aventure devient polar géopolitique: élections, blanchiment d'argent, cadavres… Et, au milieu, Vladimir Poutine, ancien disciple qui fera immédiatement sa loi.
Les noms sont nombreux, souvent beaucoup trop longs pour être retenus sans surnoms, et les CV pas toujours rassurants. Mais on se surprend à poser le livre pour faire quelques recherches sur internet, comme si trouver une photo permettrait de jauger le charisme et la dangerosité de ces gens, incarnations réelles de personnages de fiction.
Aussi paradoxal que cela puisse être, ces chapitres sont peut-être la plus grande force du récit. Bien sûr, le cas du drôle de rachat du Corinthians qui entraînera les venues de Carlos Tevez et Javier Mascherano ou, actualité oblige, les révélations sur les dessous des transferts de Kylian Mbappé et Neymar, rappellent que le livre traite du ballon rond. Mais en voyant qui gravite dans le milieu et où se situent leurs appuis, on comprend que tout devient possible. Qu'est-ce qu'un transfert quand on aide à faire élire des chefs d'États?
Tout a une logique
La Mano Negra ne s'attarde que très peu sur les cas individuels, mais donne les clés pour comprendre ce qui n'a aucun sens vu de l'extérieur. Une sélection d'un joueur moyen? Il se peut que son conseiller soit le même que celui du coach. Quelqu'un qui tape au-dessus ou en dessous de son réel niveau? Regardez les amitiés du patron. Les passages d'Avram Grant au Maccabi Haïfa, à Chelsea, Portsmouth ou West Ham, à chaque fois en compagnie du défenseur Tal Ben Haïm, ne sont pas innocents.
La lecture finie, on se demande bien s'il reste quelque chose de pur dans le football professionnel. Si les joueurs sont maîtres de leur destin. Et si, vu la puissance de ce sport, les clubs ne sont pas condamnés à tomber (directement ou via un homme de paille) aux mains de gens voulant blanchir de l'argent ou s'acheter une crédibilité dans le milieu des affaires.
Romain Molina apporte certes des informations sur la genèse de certaines amitiés, mais il reste logiquement pas mal de zones d'ombres. Des fantasmes aussi, que les liens troublants entre différents protagonistes ne peuvent qu'entretenir. Le résultat est en tout cas passionnant, une documentation précise étayant un récit captivant. Tant pis pour notre innocence et la pureté de nos rêves d'enfants.
La Mano negra – Ces forces obscures qui contrôlent le football mondial de Romain Molina, Hugo Document, 17 euros.