Les rêveries du supporter solitaire
Vous estimez que la passion pour le football est un mystère poétique? Vous avez tellement raison.
Vous aimez le foot sans nuance. Les chants des supporters, le jeu à une touche de balle vous émeuvent autrement plus que les films de Terrence Malick ou Ken Loach. Un penalty sur la barre vous traumatise davantage qu’un cambriolage. L’hymne de la Ligue des champions vous donne des frissons que Shine on You Crazy Diamond peine à égaler. Même la pluie de paillettes dorées qui tombent sur l’équipe soulevant la Coupe de la ligue vous attendrit. Neymar au Barça? Un événement qui vous fait réagir avec plus de passion que l’élection d’Obama. Votre champ lexical est définitivement celui des beaux-arts: incontestablement, chefs-d’œuvre et artistes se bousculent sur le rectangle vert, pour la schématisation duquel on ne peut parler, à la mi-temps, que de "palette".
Conduit par les muses
En un mot, vous êtes convaincu que le football est un mystère poétique. Pas au sens où le coucher de soleil, l’enfant qui joue à la marelle, la leçon du maître de kung-Fu et autres conneries jolies sont poétiques. Non! Poétique, au sens le plus noble, fondamental, de la production littéraire métaphorique, lyrique et versifiée: jouer au football est une action conduite par les Muses, dont le spectacle provoque le plaisir, l’élévation, la mélancolie, éventuellement le foudroiement chez le supporter esthète. Pas juste un truc admirable, qui n’émeut que les amateurs et les joueurs du dimanche, non, une poésie complète, réelle, profonde, qui peut prétendre à l’universalité des émotions. À une ivresse internationale.
Cyril Rool, poète du football, au milieu de ses admiratrices.
Vous êtes persuadé de cela depuis toujours, au fond de vous, mais vous n’en n’êtes vraiment certain que depuis peu de temps, et pour la première fois, vous êtes sur le point de prendre la parole et de défendre en public, au bistrot, la thèse suivante: la grâce du football n’a rien à voir avec du sport, et tout avec la poésie. Ce n’est pas une chose simplement "médiatique", mais exceptionnellement envoûtante. Vous ne croyez pas si bien penser, et je m’en vais vous donner des arguments pour vous encourager à donner de la voix au comptoir.
Sur l’herbe
Pour commencer, vous préciserez que le mot poésie vient du mot grec poiein, qui signifie "fabriquer, produire". Il ne s’agit de produire les œuvres de l’esprit, ou d’une manière générale de créer, que par extension. Poiein, c’est d’abord réaliser des objets. Forger quelque chose. La poétique s’entend d’ailleurs aujourd’hui de la façon suivante: l’étude des conditions générales de la création – et non pas strictement de la création littéraire. La grande poésie n’est pas monopolisée par les étagères ainsi étiquetées dans les librairies. Pelé qui feinte avec son corps pour inventer un grand pont au gardien, Cruyff leader du football total, Panenka qui pique tranquillement son ballon, méritent le nom de poète, comme Maradona levant le bras pour tromper le gardien, celui de tragédien. Ils créent quelque chose d’inédit, de gracieux et de bouleversant. La prose de Luis Fernandez elle-même… Non, quand même pas. Quoique si, à sa façon, allez. Et Youtube est leur Gallimard à eux.
Vous parlerez des foules vibrantes et enthousiastes (encore un mot grec, qui signifie littéralement "possédé par les dieux"). En plus de l’étymologie, pour être convaincant, vous pourrez prétexter que les plus grands spécialistes eux-mêmes sont bien d’accord avec cela. Apollinaire, qui fera autorité, soutient précisément votre cause: "On ne doit appeler poète que celui qui invente, celui qui crée, dans la mesure où l’homme peut créer. […] On peut être poètes dans tous les domaines: il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte". [1]
Aller à la découverte, oui, voilà, tel Ronaldo (le vrai Ronaldo, du Brésil, ce pays du foot pieds nus sur le sable, ce pays dont Gilliam a choisi le nom pour son chef-d’œuvre sur l’évasion rêveuse d’un homme qui tente de s’extirper des tentacules diverses de la société procédurière et policée, ce pays où rêvait d’aller jouer Olivier Atton lui-même, dans Olive et Tom), aller à la découverte, disions-nous, tel Ronaldo s’engageant à travers les défenses adverse, avec puissance, vitesse et technicité. Un virtuose.
Voilà. Vous voici prêt à prendre la parole au bistrot, devant tous vos collègues anisés, avant que le match ne commence. Allez-y. Allez! N’ayez pas peur du ridicule.
[1] Apollinaire, L’esprit nouveau et les poètes, Œuvres en proses complètes.]
Tableau : Heinrich Maria von Hess, Apollon et les muses (1826 – détail) / Nouvelle pinacothèque de Munich.