Ma première fois
La première fois. On n’y pense pas quand on est gosse. C’est pour les autres, on en voit un petit bout à la télé et en cachette des parents. Plus tard, à l’adolescence, on se dit, nous aussi, on aimerait bien connaître. On en discute, on imagine, on va mater ça ensemble. Mais ce "ça", c’est pour les autres, d’abord pour ceux de tout en bas, les flambeurs, puis pour ceux qui sont juste en face, les arrogants. De toute façon, personne ne les aime. Je suis parti de chez moi, laissant les miens un peu interloqués. Depuis quelques jours, mon esprit vagabondait vers le quartier nord de la ville.
Steven Gérard
La gare est en effervescence. Les travailleurs qui reviennent de chez ceux d’en face et puis ceux qui y vont, comme moi, à la première fois. En fait, ce n’est pas la première fois pour tout le monde. Les plus âgés l’ont connue, la coquine. Ils l’ont racontée et entourée d’un voile doré. C’est important la première fois, il paraît que qu’elle conditionne les suivantes. Boulevard Jules Janin, la nervosité prend le dessus. J’accélère au passage piéton avec un regard agacé pour la vieille dame qui voulait traverser. Elle ne semblait pas y aller, elle attendra. J’y pense, son mari l’a peut-être laissée bien des soirs pour y aller du côté du boulevard Thiers.
J’y arrive justement, un coup d’œil à droite sur le Zénith tout neuf et je plonge à gauche au milieu des piétons qui affluent à toute vague. Je pose la bagnole et je continue à pattes. Dans l’ambiance, le soir tombant. La gorge est serrée, je transpire des mains, je lâche le billet de peur de l’abîmer. Je veux le garder afin de raconter à mes enfants, quand ils seront grands, comment c’est la première fois.
Sur la place, je suis d’entré dans l’ambiance. Je croise un Gérard un peu rouge. Trop rouge, il dégobille devant moi. Rouge. Pars pas comme ça mon Gérard, ramasse ton dentier, il est par terre. Cinq mètres plus loin, un coup d’œil à droite sur le mur arrière de la Boutique me rappelle l’humour des propriétaires du lieu: un distributeur du Crédit Lyonnais au stade Geoffroy-Guichard, ça ne s’invente pas. Allez vite, pressons, je suis à la bourre, Johnny Rep a déjà marqué un but après avoir enlevé son pantalon (1) quand je passe les grilles d’entrée où, une fois de plus, je ne me fais pas fouiller par un stadier-fille. Bloc 40, je me faufile, mais rien à faire, c’est bourré, je m’installe dans les escaliers. Au coup d’envoi, je me rappelle des plus anciens, ceux qui ont déjà connu ça: nous sommes serrés comme des pingouins, on ne peut même pas lever les bras, ni faire un pas de côté.

Photo P. Masseguin / asse.fr
Ventre nu
Le match? Bof, en kop, on ne voit rien, l’espace est écrasé, les lignes aplaties, le jeu sans ballon invisible. Un être nous manque en début de match, mais les adversaires nous aident bien. Du classique: on vendange, le kop suit les gestes du capo, fraîchement revenu d’une interdiction de stade. Il suit un peu trop d’ailleurs, et continue à chanter alors qu’un carton jaune sort pour un Israélien. Dommage, on aurait pu gronder et enflammer l’ambiance.
Gomis marque, je bondis sur ma gauche, juste le temps d’éviter la bousculade initiée par les intellectuels de derrière. Tout roule, un but d’avance. La première fois, c’est pas si sorcier. Peu avant la mi-temps, c’est une collection de torses nus sur les grilles. L'un d'eux, la quarantaine, les cheveux longs et gras, le regard vitreux et le ventre à bière, harangue pathétiquement la foule. Folklore.
En seconde mi-temps, fidèle aux traditions minières de 1948 ou métallo de 68, l’équipe plante un piquet de grève. Tel-Aviv se fait malgré tout prendre par le service minimum de Gomis. Je bondis une nouvelle fois à gauche. Je me retourne étonné, personne n’a bougé. Rien, même pas un genou à terre. 2-0, c’est bouclé. L’équipe gère ou plutôt, s’assoupit.

1) NDLR : Chanson "Johnny Rep" de Mickey 3D : "Ce soir c'est le tout premier match de la saison / Et Johnny Rep a les cheveux blonds / 45.000 personnes se tassent dans le Chaudron / Et Johnny Rep enlève son pantalon".
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