Mbappé allait changer le monde
Dans un bar, rencontre fantasmée (?) entre un journaliste et l'attaquant que le monde s'arrache. Et s'il n'avait pas les ambitions qu'on lui prête et voyait la suite de sa carrière autrement?
J’ai donc pris le premier train pour Monaco, toutes affaires cessantes. Les affaires, on n’en manquait pas, ni nous à la rédaction, ni les clubs, dans ce mercato fou, où Neymar était passé sous l’Arc de Triomphe pour trois deux et six zéro. À la rédaction, nous étions contents, ça donnait du travail et ça promettait de bonnes ventes pour toute l’année. Un bonheur ne venant jamais seul, Mbappé allait peut-être prendre la même direction.
Attablé, lisant la carte, Kylian m’attendait. C’était un bar tout à fait quelconque... drôle de choix... mais il paraissait bien l’aimer. Ça ne donnait même pas sur la mer, mais je suppose que la mer le blasait désormais et qu’il recherchait la discrétion. À deux, nous représentions la moitié des clients à cette heure-là, et nous pûmes discuter de tout sans nous gêner. Je fus attendri de revoir sa bouille, qui n’a pas changé depuis les foots sur les terrains de béton (vous n’avez qu’à regarder les photos d’époque), son sourire de mioche. Je ne l’avais pas vu depuis une bonne année et, dans ses yeux, je décelais un peu de tristesse. Était-ce le sujet dont il voulait m’entretenir?
Mercato be, or not to be
Il me demanda si j’avais fait bon voyage. Je répondis que j’avais travaillé sur mon ordinateur pendant tout le trajet, restant en contact avec la rédaction. Il me demanda si j’aimais mon travail. Je réfléchis et lui répondis que nous vivions tous les deux de notre passion, quoique différemment. Il hocha la tête. Et confia qu’il allait peut-être me donner du travail supplémentaire pour le trajet retour. Peut-être pas tout de suite, dit-il en baissant la tête, pénétré d’une idée mystérieuse.
"Te rappelles-tu nos foots à Bondy?, dit-il en relevant les yeux.
- La dernière fois que j’y ai pensé, c’était il y a dix minutes en revoyant ta frimousse. Tu as pris du muscle mais le reste n’a pas changé!
- J’espère avoir progressé un peu.
- Oui, un petit peu! Peut-être que tu arriverais à me marquer quelques pions maintenant. Mais je croyais que tu m’avais donné rendez-vous pour me parler mercato.
- Oui, mais pas comme à un journaliste, comme au gardien de but de dix ans qui souffrait de sciatique à force de ramasser le ballon dans ses filets."
Passion du foot
Nous nous remémorâmes nos plus belles parties et nos plus folles. Une fois où il y avait goal volant, j’avais dribblé tout le terrain et marqué d’une pichenette; Kylian m’avait applaudi. C’était la seule fois où j’avais vu de l’admiration pour moi dans ses yeux. Ç’avait été mon Monaco-Manchester City à moi. À cet âge, Kylian portait souvent le maillot du Real Madrid, reçu pour ses onze ans je crois, et on lui promettait tous un contrat en or signé par lui et Florentino Perez.
"C’est ce que je veux revivre", lança-t-il avec un regard profond.
Hébété une seconde par la fermeté de sa parole, je rétorquai:
"D’après nos informations, tu as été en contact avec le Real..."
Il rit. Il pouffa.
"Réfléchis à ce que je viens de te dire."
Je pris une minute pour faire le point sur notre causerie.
"Revivre ta passion d’enfant pour le football?
- Oui."
Préoccupations
Il serait trop fort de dire que le foot d’adultes le dégoûtait, mais il le décevait. Il se confia longuement, amèrement. Il aimait la compétition, pas la pression. Il aimait l’entraînement, pas la discipline. Il aimait les supporters, pas les consommateurs. Il aimait les maillots, pas les sponsors. Il aimait les clubs, pas les entreprises. Il parlait de partir au Brésil, en Argentine ou je ne sais où pour retrouver le plaisir de jouer au ballon. Il prétendait que là-bas les gens vibraient vraiment pour ce sport, que les stades étaient jolis; il arguait que le marché, implacablement logique, y déracinait des espoirs pour les larguer dans des clubs européens, voire asiatiques, et que son arrivée pouvait, peut-être, par chance, tout remettre en cause: être salvatrice. Son discours était confus. Sidéré, j’imaginais les réactions de ceux qui font le football.
Pierre Ménès: "Ce gosse vient de jeter sa carrière à la poubelle. Les bras m'en tombent."
Leonardo Jardim: "C’est une grande perte pour nous, mais nous venons d’acheter pour douze millions un Marocain de dix-neuf ans très prometteur pour le remplacer."
Pascal Dupraz: "Il s’est dégonflé, ça arrive dans le foot même si cette fois c’est spectaculaire."
Didier Drogba: "Êtes-vous sûrs qu’il ne s’est pas trompé d’avion et ne devait pas signer en Chine?"
Arsène Wenger: "C’est absolument incompréhensible. Il se faisait un peu vieux mais il lui restait des challenges plus relevés."
Zinédine Zidane: "S’il est content, c’est bieng."
Cristiano Ronaldo: "Il veut être la grande star de son équipe, et c’est assurément plus facile là où il va qu’au Real Madrid."
Pep Guardiola: "Les Corinthians ne jouent pas la Ligue des champions, rassurez-moi?"
Didier Deschamps: "C’est dommage de ne pas se confronter au plus haut niveau en prenant part aux joutes européennes, quand on a son potentiel. Bon, nous allons continuer d’explorer l’Amérique latine. Pouvez-vous me donner le temps de vol entre Mexico et Buenos Aires?"
Nasser al-Khelaïfi: "Il faut respecter son choix. Sa décision n’est pas bonne puisqu’il ne vient pas chez nous, mais elle n’est pas non plus mauvaise puisqu’il ne va pas à Barcelone."
Noël le Graet: "Il reste sélectionnable. Autant que Benzema."
José Mourinho: "Kylian qui?"
Lucien Favre: "Il faut s’interroger sur ce qui pousse ce garçon à fuir notre football."
Conviction
Pour ne pas aller sur le terrain de la passion du foot, je lui représentai immédiatement qu’aucun club brésilien, argentin ou guatémaltèque ne pouvait se le payer. Et même s’ils se cotisaient. Il répliqua qu’il y avait une solution, sans en dire plus. Je repris:
"Tu te fais du cinéma. Tu t’ennuieras sur le terrain et mourras d’embarras quand il s’agira de dire aux journalistes ce qui te plaît tant dans cette contrée. Tu vaux mieux que ça. N’as-tu pas envie de porter le maillot d’un grand club, d’être entouré des meilleurs joueurs? De marquer d’une reprise de volée en finale de Ligue des champions, comme Zizou? N’as-tu pas envie de porter le maillot de l’équipe de France? et d’être élu meilleur joueur de la Coupe du monde? N’est-ce pas de cela que tu rêvais, enfant? Tu rendrais fiers toute ta famille, tous tes amis, et tout ton quartier! Imagine leur déception, à tous, si tu..."
Je m’interrompis, frappé par le vide que je lus dans les yeux de Kylian, par l’inexpressivité de son visage. Je me tus. Je finis lentement mon verre tandis que Kylian restait silencieux, immobile jusqu’à ses yeux. Puis enfin, il émergea de sa sorte de torpeur, fit un timide oui de la tête avec une moue vaincue et finit son verre à son tour.