Roberto Baggio – Tiny Tears
[Songs From A Dressing Room] Un événement de la carrière d’un joueur peut subitement évoquer une chanson écoutée des centaines de fois. Aujourd’hui, Roberto Baggio et les Tindersticks se rencontrent dans nos mémoires.
Le beau. Les Cahiers lui ont consacré un dossier, en ont proposé des définitions et des catégorie selon les équipes, les systèmes de jeu, les joueurs. Du charme au style, en passant par le charisme, par le sublime, l’élégance et la grâce. Le merveilleux. Celui qui provoque une émotion fugace mais qui s’imprime durablement dans notre mémoire, façonnant notre nostalgie, embellissant nos souvenirs, fusionnant avec notre âme.
Héros sur la route de la finale
Nous sommes le 17 juillet 1994 à Los Angeles. Sous le soleil californien, un homme pleure. Roberto Baggio vient de rater le cinquième tir au but de son équipe, qui permet au Brésil de remporter sa quatrième Coupe du monde, la première depuis vingt-quatre ans et le sacre mexicain de 1970. La dramaturgie des tirs au but au football est décidément quelque chose d’unique dans l’univers des compétitions sportives, ce moment où l’on confie la responsabilité d’une victoire ou d’une défaite à un seul homme. Baggio incarne mieux que quiconque, cet été-là, ce héros déchu, ce personnage tragique. Quelles que soient ses victoires, quels que soient ses faits de gloire, son destin est irrémédiablement scellé depuis le début.
Se sortant laborieusement d’un premier tour improbable (les quatre équipes du groupe E ayant fini à égalité de points), l’Italie joue à dix et elle est menée 1-0 face au Nigeria en huitièmes de finale. L’élimination semble inéluctable lorsque Roberto Baggio offre à son équipe une prolongation en égalisant à la 88e minute, avant de sceller la victoire des siens à la 100e.
L’histoire se répète en quarts de finale, où le numéro 10 italien envoie la Squadra Azzurra en demi-finale en inscrivant le but victorieux contre les Espagnols à deux minutes de la fin. Avant d’éliminer par la suite la Bulgarie par un doublé réalisé en cinq minutes. Baggio a sorti son équipe de l’enfer qui lui était promis contre le Nigeria pour l’emmener dans une finale estampillée "de rêve" contre le Brésil.
Mais ce rêve s’achèvera dans les larmes pour le meneur de jeu italien, au terme d’une rencontre plombée par la chaleur étouffante de la Cité des anges. Nous sommes entre la tristesse infinie et la beauté du dérisoire. Ces pleurs d’un tel joueur nous rappellent l’élégance classieuse des Tindersticks et de leurs Tiny Tears, chantés par Stuart Staples en 1995 sur leur deuxième album.
Tiny tears make up an ocean
Tiny tears make up a sea
Let them pour out, pour out all over
Don't let them pour all over me
Injustice suprême
Ces Tiny Tears, c’est également Tony Soprano qui les entend au cours de l’avant-dernier épisode de la première saison des Sopranos. Complètement dépressif et l’âme absorbée par des pilules de lithium qu’il ingurgite, il est ainsi victime d’effets hallucinatoires et se met à converser avec sa voisine imaginaire, qui serait une étudiante nommée Isabella, originaire du sud de la péninsule italienne, idéalisation maternelle produit par son subconscient.
L’Italie, encore et toujours. Premier pays européen à remporter la Coupe du monde, qui a donné ses lettres de noblesse à l’un des termes les plus soyeux de la terminologie footballistique: le fuoriclasse. Le joueur hors-norme, d’une classe ultime, qui éblouit par sa prestance, par sa technique, l’étoile de son équipe qui peut faire la différence quand bon lui semble. Alessandro Del Piero, Francesco Totti, Andrea Pirlo faisaient partie de cette caste, pour ne citer qu’eux.
Roberto Baggio est lui aussi façonné dans cette argile de talent, qui lui permet de s’affirmer comme l’un des joueurs les plus admirables de sa génération, à la Fiorentina, à la Juventus, à la Coupe du monde 90, aux États-Unis en 1994, et enfin au Mondial 98, où il sera à quelques centimètres d’éliminer la France en quarts de finale.
L’enfant de Vicence était enfin d’une efficacité redoutable, comme le prouvent notamment ses 115 buts en 200 matches avec la Juventus ou ses 27 réalisations en 56 sélections avec la Nazionale. Preuve que le beau en football n’est pas seulement l’histoire d’un concept vaporeux, fait de passements de jambes vains ou de retournés acrobatiques dans des rencontres dénuées d’intérêt.
Les larmes du Divin Codino sont le pendant de ce sentiment débordant qui caractérise le football, le reflet inversé de la joie du buteur. Par cette injuste responsabilité qui lui est attribuée, Roberto Baggio met un terme aux illusions italiennes et éteint dramatiquement cette délicieuse euphorie qu’il avait lui-même initiée.
How can you hurt someone so much your supposed to care for
Someone you said you'd always be there for
But when that water breaks you know you're gonna cry, cry
When those tears start rolling you'll be back