Santiago-Bernabéu, un antidote contre la routine
Invité : Líbero – Santiago-Bernabéu : un stade mais aussi une station de métro. Elle inspire à Jorge Valdano, ancien joueur et directeur sportif du Real, une réflexion sur ce lieu où s’expriment à la fois la routine et l’exaltation des soirs de match.
Après When Saturday Comes, les Cahiers du football accueillent avec gratitude un nouvel invité européen: la superbe revue espagnole Líbero, dont nous proposerons chaque mois la traduction d'un article. Et pour inaugurer cette série, c'est rien moins que l'illustre Jorge Valdano qui signe le premier texte, un commentaire de cette photo d'Anya Bartels-Suermondt.
La revue Líbero est née en 2012 de la volonté d'un groupe de journalistes de créer une publication indépendante "parlant de football sans crier", ce qui s'apparente parfois à un défi dans un pays comme l'Espagne où la passion peut rendre aphone. Une ambition: créer un espace de réflexion sur ce sport, mais aussi proposer un véritable rendez-vous culturel aux aficionados espagnols. Des écrivains, artistes, photographes, anciens sportifs ou journalistes prennent ainsi la plume, quatre fois par an ("un numéro pour chaque saison"), pour narrer le ballon rond tel qu'il se vit et se ressent au-delà des Pyrénées.
Pour les hispanophones, Líbero est accessible via son application sur tablettes, et vous pouvez la suivre sur Facebook, Instagram et Twitter (de même que ses rédacteurs en chef @Diego_Barcala et @OscarAbouKassem).
Extrait du numéro 10 de Revista Libero. Titre original : Contra lo cotidiano. Traduction: Rémi Belot.
Photo : Anya Bartels-Suermondt.
Il suffit d’être un soir de match pour que cette station de métro se convertisse en un lieu où s’exprime la gigantesque espérance que suscite le Real Madrid. En plus de stimuler l’imaginaire, cette image recèle quelque chose de rétro et de bucolique aussi, comme si elle nous renvoyait à une autre époque, quand le football ne constituait alors qu’une simple passion innocente. Quand son économie dépendait uniquement de la vente de billets, quand la télévision ne diffusait pas encore à travers le monde les exploits de l’équipe et quand un même maillot pouvait servir pendant plusieurs saisons. Une esthétique des années 80, quand le football générait des émotions sans grandes prétentions sociologiques. En empruntant ces escaliers, qui mènent du métro jusqu’au Bernabéu, il est plus facile de s’imaginer le faire aux côtés de Camacho, Juanito et Santillana que de n’importe laquelle des stars de l’équipe actuelle. La preuve qu’à Madrid, le football est en avance sur la ville.
Si l’on oublie le caractère parfois perfide de ce sport, cette photo évoque une après-midi heureuse. Une rivière humaine doit être en train de serpenter depuis les entrailles de la cité jusqu’au stade sous un tiède soleil d’hiver. Le Real Madrid les attend, lui qui a fait du football une légende. Ils gravissent maintenant les marches, avec pour tout bagage leur énergie – mélange de plaisir, de peur et d’orgueil – que ce sport renouvelle à chaque match. Dotés d’une double sensation de pouvoir: parce qu’ils possèdent un billet que des millions de personnes convoitent et parce que ce billet leur confère une autorité experte, et la propriété d’un certain sentiment "madridiste".
À proximité, pas très loin d’ici, les héros tuent le temps dans le vestiaire: le lourd silence est seulement interrompu de temps à autre par un cri de guerre. Un joueur a les mains moites, un autre essaye vainement d’uriner trois gouttes tandis qu’un troisième confie son sort à la Vierge… Et, pendant qu’ils attendent, eux aussi ont peur. Ils se sentent démunis face à la puissance imprévisible du football, mais, par-dessus tout, face à cette foule qui se rend au stade animée d’une émotion chargée d’exigence. Ces supporters que charrie le métro idolâtrent leurs vainqueurs, mais ne leur pardonneront pas de ne pas triompher.
Pendant le reste de la semaine, du sous-sol émerge une colonne d’employés qui s’ignorent mutuellement et s’en vont affronter leur triste routine. Les soirs de match, un sourire se dessine sur le visage de ces mêmes individus, dont le pouls s’accélère peu à peu. Ils ne se sentent plus seuls car, le temps du trajet, dans la rame du métro, dans les escaliers de la station et jusqu’au stade, ceux qui les accompagnent sont comme eux devenus madridistes ; c’est de cela qu’il s’agit: un sentiment puissant et unique, cette force guerrière qui se révèle en chacun de nous quand il s’agit de se venger de ce foutu train-train qui tout le temps nous menace.
Cette photo ne nous montre pas la moindre scène de football, et pourtant, de par son innocence, toutes les scènes de football semblent y être implicitement suggérées. Dont une, par-dessus tout: de cette bouche de métro sortent des gens remplis d’espérance, la matière première fondamentale de ce spectacle.