This is Anfield
Récit – On ne le fait pas pour rien, et on ne le fait pas seul: le voyage à Anfield, c'est un aller simple. Et on a des chances d'arriver dans le passé.
On sort de ce petit bus décoré par les écharpes rougeoyantes de ses passagers pour débarquer dans une marée de la même couleur, des shorts aux chapeaux, des joues aux nez. Les abords d'Anfield Road sont déjà imbibés par la bière, par les bières. On boit dehors avant de boire dedans, où on se fraye un chemin dans la cohue prenant d'assaut les petits stands qui jalonnent les couloirs étroits de l'enceinte. Anfield rétrécit à l'approche du match, on y déambule en slalomant entre les toilettes envahies par les vessies trop alcoolisées et les enfants qui réclament des "Scouse pies" (comprendre la tarte du coin), on en fait le tour en moins de temps que nécessaire pour saisir tout le paradoxe du stade des Reds.
40.000 voix inlassables
Près du Kop, la porte Bob Paisley, ancien grand coach du club (1974-1983), aux allures de Tony Soprano et aux citations cultissimes. "Si vous êtes dans la surface et que vous ne savez pas quoi faire du ballon, mettez-le dans le but et on discutera des options après", dit-il un jour. Ou encore, après la victoire de Liverpool sur le Borussia Mönchengladbach, à Rome, en finale de Coupe d'Europe des clubs champions en 1977 (la première remportée par les Reds): "C'est la deuxième fois que je bats les Allemands ici. La première fois, c'était en 1944. J'avais roulé à travers Rome dans un tank quand la ville fut libérée." Là, une autre porte, ornée de l'éternel You'll Never Walk Alone. Les lettres dorées bronzent sous le soleil traître de Liverpool, soudain et aveuglant. Non loin de là, la statue de Bill Shankly, immortalisé avec son inévitable écharpe. Shankly, le géniteur du grand Liverpool. Les occasionnels se prennent en photo aux côtés d'un personnage qu'ils ne connaissent qu'à travers les rétrospectives et la mémoire des plus vieux. La grandeur, partout, inscrite, ancrée, comme pour la faire perdurer malgré les périodes aux ambitions atrophiées.
L'histoire est martelée par les écriteaux et les traditions. Les joueurs dévalent le couloir menant à la pelouse, surplombés par un panneau "This Is Anfield" leur rappelant où ils mettent les pieds. Et tout le stade qui entonne le chant fétiche, récité chaque quinzaine par 40.000 voix inlassables. Samedi, les supporters bruyants de Crystal Palace ont bien essayé de contester les décibels locaux, avant de se taire. Pour écouter, finalement. On se surprend aussi, à oublier quelques "walk on", à suspendre ses cordes vocales, à regarder autour, les glottes martyrisées par la dévotion. Et on reprend, on rêve que le stade coupe la sono pour laisser la vedette aux chanteurs en chair. On lève la tête bien haut, comme l'ordonnent les paroles, le menton dirigé vers le ciel, les bras écartés pour habiller le stade des écharpes variées qu'amènent les fidèles. Puis viennent les frissons, pendant quelques fractions de seconde suivant l'hymne liverpuldien, avant de se ressaisir et d'applaudir. C'est seulement à cet instant qu'Anfield donne à un match le droit de commencer. Après son dernier fredonnement, son ultime "alone".
Un mélange psychédélique et sanguin
Une fois le coup d'envoi passé, Anfield retourne à des dimensions mesurables. Et l'on se rend compte de la modestie de l'enceinte: rien n'est grand, rien ne cause un torticolis. Ni le Kop ni les tribunes latérales. Le contraste entre l'avant-match et le silence relatif pendant une rencontre étonne. Une joie certaine retentit lorsqu'un but est marqué, un espoir se fait entendre lorsque les Reds partent à l'abordage du camp adverse, mais le bruit n'assourdit pas, il caresse l'action, l'accompagne délicatement, pendant que les stewards gesticulent et agitent les talkie-walkies parce que les supporters de Palace ont réussi à craquer des fumigènes.
Samedi, Liverpool mène 3-0 à la mi-temps, et on part manger, boire ou pisser sans inquiétude. On entend les "r" roulés dans la bouche des Scouses, les "you" qui deviennent "ye". On retourne aux toilettes une troisième fois. On se demande si prendre un maillot taille S quand on a des seins XL est bien raisonnable. On revient s'asseoir alors que le voisin de derrière s'exclame "Good ball!" sur une passe de Gerrard et s'épuise à attendre quelque chose de bien de Raheem Sterling cet après-midi. Mamadou Sakho sort, applaudi par Anfield après une performance classique: fort dans les duels, appliqué, et parfois maladroit dans les zones dangereuses. On crie quand même "Mamadou!", légèrement seul à cracher le peu de voix qui avait survécu aux trois premiers buts. Agger remplace le Français et l'emporte à l'applaudimètre, lui qui s'est tatoué "YNWA" sur les doigts. Le Danois fait son retour de blessure. Il est désormais un des joueurs les plus anciens du club, un des seuls qui évoquent un Liverpool européen et fricotant avec les sommets, les grandes représentations du Kop, les drapeaux et les écharpes, les tifos et les banderoles, un mélange psychédélique et sanguin du passé glorieux et d'un présent qui se permettait les espérances les plus folles.
Il y a quatre ans et demi, les Reds fessaient le Real Madrid 4-0 à Anfield en huitièmes de finale de Ligue des champions. Fernando Torres marquait but sur but. Steven Gerrard courait encore. Quelques mois plus tard, une défaite face à la Fiorentina éliminait Liverpool dès les poules. Le club n'a plus revu la grande Coupe d'Europe depuis. Ce 5 octobre 2013, Liverpool l'emporte finalement 3-1 aux dépens des Londoniens. Avec seize points après sept journées, le club est premier ex-aequo, seulement dépassé par Arsenal au nombre de ballons mis au fond. C'est le meilleur début de saison des Reds depuis 2008.
On se remémore alors ces trois vers...
"At the end of the storm,
There's a golden sky,
And the sweet silver song of the lark."