«Une autre dimension du match»
Interview – De À nous la victoire à Substitute en passant par Olive et Tom : Jean-Philippe Tessé, rédac chef adjoint des Cahiers du cinéma, nous donne son sentiment sur les représentations du football au cinéma et à la télévision.
Même s'il existe aussi des Cahiers de psychologie clinique ou encore des Cahiers de la retraite complémentaire, le choix de notre nom de baptême ne s'était évidemment pas fait sans lien avec celui de notre glorieux aîné cinématographique. Le lieu de notre rencontre, tardive, était tout trouvé: le terrain de foot quand il devient le champ des caméras.
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Quelles sont les principales contributions sur le football et l’image (cinéma, télévision, jeux vidéo…) des Cahiers du cinéma, à ce jour?
Il existe une tradition d’analyse de l’image du sport aux Cahiers du cinéma, elle remonte aux origines de la revue parce que la question de l’enregistrement est au cœur de la théorie d’André Bazin, le fondateur. Et quand on tire le fil du thème de l’enregistrement du réel, on arrive vite à celui du direct télévisé et de l’événement sportif en particulier, qui est une dramaturgie mise en scène avec des moyens d’expression visuelle (cadrage, montage, etc.) qui sont les mêmes qu’au cinéma. Éric Rohmer a publié un long article sur la retransmission des Jeux Olympiques de Rome en 1960. Serge Daney, qui fut longtemps rédacteur en chef des Cahiers, a beaucoup écrit dans Libération sur le tennis – un sport que Godard affectionne beaucoup. Sur le football, il y a eu notamment des textes de Charles Tesson, et récemment une analyse du style des différents réalisateurs de match durant l’Euro 2012. Nous avions même publié un entretien avec François-Charles Bideaux en 98.
Que pensez-vous de la manière dont le football est montré au cinéma?
Intuitivement, les images de foot, de sport en général et de foot en particulier, telles qu’elles apparaissent dans les fictions, semblent toujours inadéquates parce qu’elles ne correspondent pas avec notre expérience commune, qui est celle du foot télévisé. C’est pourquoi on a tendance à les trouver bizarres, insolites ou fausses, même quand elles visent un effet de réalisme simple, fonctionnel, contemporain (avec de vrais joueurs, comme Coup de tête de Jean-Jacques Annaud par exemple). Parce qu’il y a des plans impossibles (par exemple, comme si un cadreur courait sur la pelouse au milieu des joueurs) ou un syndrome Olive et Tom: un délire logique qui agrandit l’espace ou dilate le temps. Pour accepter le foot dans une fiction, même s’il y a du beau monde sur la feuille de match (comme dans À nous la victoire de John Huston, avec Stallone dans les buts et de grands joueurs sur le terrain, dont Pelé), il faut faire l’effort de se défaire de ses représentations habituelles et accepter un autre régime visuel.
Un film dans lequel il est question de football n'a généralement pas pour objectif de restituer un match, du moins pas à la manière de la télévision...
Les films de fictions ne cherchent pas tant à rivaliser ou questionner la représentation du foot qu’à y faire passer un fil narratif. Sur la représentation elle-même, il y a eu plusieurs tentatives intéressantes ces dernières années, mais hors fiction, et pas signés par des cinéastes reconnus comme tels: Zidane, un portrait du 21e siècle de Douglas Gordon et Philippe Parreno, deux artistes vidéastes très célèbres, et Substitute de Vikash Dhorasoo, milieu de terrain parfois inspiré. Ce sont deux films-essais, qui empruntent leur forme à des registres connus (le documentaire de captation, le journal filmé), et qui donnent à voir une autre dimension du match, du côté des temps morts, de la vacance, du hors-jeu.
Comment se pose la question du réalisme ?
Malgré la multiplicité des plans dans un match, ce qu’on voit à la télé est toujours un peu enveloppé, feutré, comme dans du papier-bulle, et suppose une action, un "fait de jeu": dès qu’on sort de ce régime d’image archi-dominant, notre attention grandit, comme lorsque les arbitres sont équipés de micros ou qu’une parole est attrapée au vol (le "J’l’ai pas touché!" de Brandao, Antonetti qui engueule un joueur, etc.), ou bien quand on utilise une caméra isolée sur un joueur, comme dans le film sur Zidane. Alors l’impression de réel est soudainement accrue, et ramène le spectacle à une dimension très humaine, organique, presque triviale – tout à coup on a la sensation que l’image fait du bruit, elle qui d’ordinaire est muette (le plan large neutralisant le son). On entend le souffle de l’ailier, le bruit du protège-tibia malmené, le gardien qui place son mur. C’est pourquoi les images de certains documentaires "en coulisses" captent singulièrement l’attention, comme dans Les Yeux dans les bleus par exemple, avec les matches vus du banc. Par contre, je n’ai pas vu 3-0 ou Les Seigneurs, donc no comment.
Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans la façon dont la télévision a filmé jusqu’à présent et filme aujourd’hui les matches de football?
Au fil du temps, avec la multiplication des caméras sur le terrain, on a vu émerger deux usages stratégiques de l’image de foot, qui visent à en changer le statut, afin qu’elle ne soit plus seulement sur le registre de la captation, mais de la signification. Le premier usage est analogue à la vente à la découpe. D’un événement unique, on va tirer une multitude de petits événements via les plans de coupe qui s’insèrent et donnent du sens selon leur fréquence (le nombre de plans sur Ibrahimovic proportionnel à son statut de star) et la façon dont ils interviennent. C’est parfois joli et révélateur, comme la super-loupe qui "raconte" assez bien le foot comme jeu basé sur la maîtrise de l’échec (les pieds n’étant pas aussi pratiques que les mains pour manipuler un ballon, c’est le moins maladroit qui gagne). Mais cela suppose, aussi, autant de possibles effets de montage qu’il y a de micro-événements, surtout que les réalisateurs n’hésitent pas à briser la continuité du direct (jusques et y compris dans une visée politique, par exemple avec la manière dont, et le moment où, on va insérer des plans sur le président de la République pendant un match de l’équipe de France, pour l’associer ou non à la lose ou à la win des Bleus).
« Derrière toutes ces innovations, il y a l’idée d’une équivalence entre le "mieux voir" et le "voir plus". »
Quel est le second "usage stratégique" des caméras?
Il consiste à transformer l’image-captation en image-arbitre. Faire d’un plan le lieu et l’instance d’un jugement, quitte à l’isoler ou le déguiser (le révélateur de hors-jeu) pour disséquer l’espace et le temps sans prendre en compte la continuité et les relations de causalité. L’image doit prouver quelque chose, délivrer une certitude. Or, bien souvent, elle ne prouve rien et nous laisse, c’est naturel, à notre "affaire d’impression", ce dont ne se satisfait pas le commentaire sportif, qui insiste à lui faire rendre vérité, comme on dit rendre gorge. La conséquence de cette croyance absurde que l’on peut tirer une vérité univoque de chaque image est le prosélytisme irréfléchi pour l’arbitrage vidéo, qui n’est qu’une façon de déplacer et démultiplier le problème, de l’interprétation du réel par l’arbitre à l’interprétation de l’image par, potentiellement, chaque spectateur. Avec le risque consubstantiel à l’image qu’elle ne restitue qu’imparfaitement le réel (on se souvient du yapéno/yapapéno pendant le Brésil-Norvège de la Coupe du monde 98). Si Godard a pu dire que le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde, la définition ne vaut guère pour l’image de foot…
Les innovations de la télévision sont-elles au service du sport collectif qu'est le football?
Derrière toutes ces innovations, il y a l’idée d’une équivalence entre le "mieux voir" et le "voir plus". Elle reste à prouver. On pourrait rapprocher la manière de filmer le sport à celle de filmer un concert: les concerts filmés sont charcutés par un surdécoupage de plans très brefs qui défait l’idée du "jouer ensemble", qui est pourtant le propre d’un groupe de musique comme d’une équipe de foot. Les réalisateurs pensent qu’on s’ennuierait devant un concert de musique filmé en un plan fixe – vraiment? Pas sûr. En la matière, je serais plutôt partisan de la loi dite du "montage interdit" d’André Bazin: "Quand l'essentiel d'un événement est dépendant d'une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l'action, le montage est interdit". Ce n’est pas vraiment la tendance actuelle, mais ça vaudrait le coup d’essayer, pour voir, pour moins bousculer le simple, et dramatique, et beau déroulé qu’est un match.
À quoi pourrait ressembler le football télévisé (et plus généralement sur écrans) dans dix ans?
La chasse aux temps morts à la télévision, qui ne les supporte pas, ira sans doute en s’accélérant. Et le remplissage de ces temps morts croisera peut-être les opportunités commerciales, comme on le voit déjà sur certaines chaines sud-américaines avec ces interruptions publicitaires incessantes, par incrustation ou image anamorphosée pour laisser place à un logo… ce qui suppose que la télé décide de ce qui est un temps mort ou pas (ce qui est discutable). À l’avenir, je pense que l’on ira vers plus de contrôle de la part du spectateur: déjà, le direct disparaît, puisqu’on peut faire pause, et on pourra certainement choisir ses angles de prises de vue, donc devenir soi-même réalisateur. Après tout, c’est peut-être une bonne nouvelle pour les baziniens amateurs de foot!