Les Bleus au risque de l'arrogance
Dans l'ère moderne, l'équipe nationale avait surtout entretenu l'image d'une nation brillante et sympathique qui avait l'élégance de s'effacer devant les grandes consécrations (CM 82 et 86). Pour les ogres comme l'Italie, l'Angleterre ou l'Allemagne, cette incapacité à finir le travail était la marque d'une infériorité congénitale et l'assurance de victoires tranquilles. Aujourd'hui, tout s'inverse, et les Bleus doivent assumer un nouveau statut.
C'est sûr, ils vont nous détester
Le spectaculaire retournement du destin des Bleus implique une image totalement différente auprès de ses voisins et rivaux sportifs. Avant l'Euro 2000, on avait encore pu sentir le relatif mépris envers les Tricolores, victorieux "par hasard" du Mondial 98 et de toute façon incapables de remporter un titre majeur loin de chez eux (discours tenu en France aussi, par des gens comme Bruno Gaccio, Rolland Courbis ou certains experts déchus de L'Equipe). Les bookmakers anglais indiquaient une cote très quelconque, qui s'inversa rapidement dès les premiers matches de la compétition mais qui montrait que malgré le 12 juillet, la sélection n'était pas encore tout à fait prise au sérieux.
Les réactions italiennes immédiatement après la finale de Rotterdam comptèrent parmi les premiers signes d'un changement significatif.. Ainsi des joueurs eux-mêmes, dont certains reprochèrent le manque de sportivité de leurs adversaires, coupables de ne pas être venu saluer les vaincus, ou des commentateurs qui cherchent encore les 4 minutes d'arrêts de jeu, comme si cela excusait la squadra d'avoir pris un but aussi invraisemblable, 10 secondes après les "olé, olé" soulevés par les passes italiennes! Ce lamento est d'une immense ironie, et nous seuls pouvons la savourer totalement: après des années de condescendance transalpine (via les clubs), de victoires "à l'italienne", de coups de chance ou de Trafalgar. Nous avons donc accueilli ces pleurnicheries en souriant, non sans reconnaître le ton geignard qui avait accompagné de ce côté des Alpes nos propres parcours de losers.
Avant d'être consacrés de la façon que l'on sait, bon nombre des internationaux français avaient pu essuyer le chambrage très rude des Italiens au sein des clubs qu'ils avaient intégrés (voire pour certains le racisme des supporters): nos voisins romains, turinois ou milanais devraient s'en souvenir et ne pas s'étonner que la roue tourne pour tout le monde (nous avons eu notre lot de Séville 82 ou Bulgarie 93). D'ailleurs, c'est bien ce que nous devons désormais craindre d'une squadra azzurra qui ne nous a plus battus depuis deux décennies de matches officiels.
Les victoires françaises ont un effet souvent positif, comme le respect réel désormais suscité par les Bleus, ou le plaisir d'entendre à Nuremberg un public d'enfants ovationner le maillot bleu de la sélection junior, elle aussi championne d'Europe... Mais elles provoquent aussi un ressentiment proportionnel chez les supporters de tous les pays, qui n'ont pas fini de stigmatiser notre arrogance (notons que tout pays considère son voisin comme arrogant, c'est la loi du genre). La chance insolente en laquelle ils voient la seule raison de nos succès, l'assurance tranquille des joueurs, notre joie parfois revancharde ont peu de chances de s'attirer la sympathie. La voracité de la sélection est d'ailleurs étonnante, comme à Marseille contre une sélection mondiale dévorée sans scrupules... Les antipathies seront vives, mais après tout c'est un prix raisonnable à payer et personne ne se plaindra.
Comment survivre à la gloire?
L'équipe de France est donc dorénavant observée, attendue et jalousée, plus encore que lors des exercices 98/2000 durant lesquels elle avait dû suivre son parcours qualificatif pour l'Euro. Aussi devra-t-elle prendre garde à quelques écueils dont elle n'a pas forcément l'expérience.
Les deux saisons de matches amicaux avant le Mondial asiatique n'ont pas grand-chose à voir avec la période qui avait précédé l'édition 2002. Sur les bases de son Euro anglais, l'équipe d'Aimé Jacquet était en construction, connaissait plus de doutes et que de certitudes, subissait plus de critiques que de louanges, au contraire d'aujourd'hui. On se rappelle que le Brésil tenant du titre précédent s'était considérablement dispersé avec une tournée mondiale orchestrée par Nike, et avait finalement souffert de son statut d'ultra-favori. Le déplacement prévu en Afrique du Sud (octobre), les tournées en Amérique du Sud (mars) et en Corée et au Japon (juin) soulignent les risques de dispersion. Les esprits inquiets font remarquer d'autre part que la transition sera retardée jusqu'au 2 septembre, le groupe des 22 étant invité à effectuer un second tour d'honneur au Stade de France. Espérons que la saison 2001/02 soit plus nettement centrée sur le sport que sur les relations publiques.
Le groupe avait survécu à sa consécration mondiale, certains joueurs connaissant une saison difficile avant de revenir au plus haut niveau. La "digestion" du titre européen sera au moins aussi problématique, les stars se retrouvant projetés encore plus sous les feux de la rampe, au sein des plus grands clubs. Les tentations égocentriques seront à leur comble, et le risque existe d'une dérive individualiste, renforcé par le départ de Laurent Blanc et celui (à confirmer) de Didier Deschamps. Car il faudra que la volonté, le collectif et les valeurs qui ont fait la force de cette équipe soient préservés pour lui éviter un déclin précoce dès 2002.
Les droits de télévision des matches de l'équipe de France ont été renégociés à hauteur d'un milliard de francs sur quatre ans; Jean-Claude Darmon, dont la société commercialise l'image de la sélection, a annoncé son objectif de multiplier les partenariats; les champions du monde et d'Europe répondent à nombre considérable de sollicitations... Espérons simplement qu'ils parviennent à gérer sans dommages sportifs leurs nouveaux métiers. En tout cas, Roger Lemerre aura à contrôler une situation sensiblement transformée.
Ces quelques soucis ne devraient cependant pas remettre en cause l'optimisme justifié que suscite l'équipe de France, qui semble pouvoir se remettre toujours sur les bons rails à l'approche des échéances. Et puis contre l'Angleterre (septembre), l'Allemagne (février) et le Portugal (avril), la concentration devrait revenir toute seule.