Football et mémoire sélective
Tribune: Jacques Blociszewski – Le football est en danger quand la télévision n'en saisit plus l'esprit et la beauté. Hurst, Battiston, Maradona et Messi peuvent en témoigner. Extrait du n°38 des Cahiers du foot.
Auteur : Jacques Blociszewski
le 4 Dec 2007
Au foot, de quoi se souvient-on, qu’est-ce qu’on s’efforce d’oublier (ou de ne pas voir du tout) et pourquoi? De quoi est fait au juste ce qui reste dans la mémoire de chacun de nous et dans la mémoire collective? Comment s’effectue le tri? La question est complexe, mais elle est, à notre avis, essentielle.
Dans la constitution de notre mémoire footballistique interviennent d’abord des questions de circonstances et de goût : on a assisté à tel ou tel grand match (ou non), on a telle ou telle conception du foot, on regarde plutôt ses joueurs préférés, etc.: tout cela influe sur ce qui nous marquera, sur ce qui restera.
La sélection par les ralentis
En dehors du stade, nous ne pouvons accéder, et donc éventuellement retenir, qu’à que ce que la télévision accepte de nous montrer. L’écrasante majorité de ce que nous voyons est faite d’images télé. Or, notre mémoire dépend des choix du réalisateur, et ce qui n’est pas montré disparaît d’emblée dans l’abîme. La multiplication destructrice des ralentis de fautes et de hors-jeu caractérise l’évolution du football télévisé vers l’enquête et le procès. Les ralentis innombrables et obsessionnels des réalisations actuelles soulignent outrageusement certaines actions qui, depuis les gradins, n’auraient peut-être pas attiré notre regard.
De la finale de Coupe du monde 1970, le cerveau et les sens des anciens ont retenu surtout de belles actions, comme le but de la tête de Pelé ou le tir fracassant de Carlos Alberto. Du France-Allemagne de 1982, au contraire (et déjà), malgré l’éblouissement procuré par le jeu lui-même, on tendra à se souvenir autant – voire plus – de l’agression de Schumacher sur Battiston que des chevauchées de Platini et Rocheteau. La douleur de la défaite aussi joue son rôle... De la finale 2006, l’image que gardent presque tous les Français est le coup de tête de Zidane, bien plus que ses prouesses dans le jeu, ou celles de Florent Malouda.
La télévision ne doit pas éluder la violence du terrain, mais il est permis de s’inquiéter de son goût pour la laideur et de son penchant de plus en plus marqué pour le voyeurisme. Sa pratique de l’enquête (basée sur les ralentis de fautes) est officieuse et donc d’autant plus équivoque. Le statut de la télévision est ici trouble. Car si elle est devenue une sorte d’auxiliaire des commissions de discipline et fonde certaines de leurs décisions, elle n’est pas pour autant une instance officielle du football.
Voir et refuser de voir...
On rencontre aujourd’hui dans le foot ce qu’on trouve dans les autres programmes audiovisuels (télé-réalité, info télévisée, talk-shows, jeux...), mais cela ne nous console pas. La beauté spécifique de ce sport-jeu, son immense popularité, sa grandeur, méritent mieux.
Quoi que disent certains réalisateurs qui croient au pouvoir de vision absolu de la télévision, le coup de tête de Zidane a été capté presque par hasard, par une caméra "isolée": une forme de loterie, un gros coup de "chance", et une expulsion dans des conditions terriblement suspectes liées à la réalisation elle-même (Wolfgang Straub a lancé le ralenti du coup de tête avant que l’arbitre ait pris sa décision!) et à l’utilisation de la vidéo. On s’interroge fortement sur le rôle joué alors par le quatrième arbitre, sur l’opportunité de la présence du moniteur vidéo en bord de touche, sur l’hypocrisie et les dangers des dispositifs hybrides (réel-télévisuel, moniteur vidéo-terrain, terrain-écrans géants) qui façonnent désormais les grands matches. Zidane vu, pas vu? Vu!
C’est le dispositif télévisuel qui, à coups de ralentis, gros plans, hors-champ géants et caméras isolées, fabrique largement notre mémoire du foot. Notre regard se confond toujours davantage avec celui de la télévision.
Il existe par ailleurs une forme d’aveuglement paradoxale qui fait que, littéralement, "on n’en croit pas ses yeux"... On peut en effet refuser de voir, et nier la preuve qu’on a pourtant si véhémentement demandée! L’ancien arbitre international Michel Vautrot raconte ainsi: "La télévision a prouvé que le but que j’avais accordé à Bianchi contre Saint-Étienne [...] était valable. Les Stéphanois continuent pourtant à affirmer que la balle n’était pas rentrée" (cité par Bernard Poiseuil, dans son livre Football et télévision – Tekhné, 1992 –, citant lui-même France Football du 10 novembre 1981). Chacun ne voit que ce qu’il veut voir. La vérité de l’image est celle qui nous arrange.
Hurst et Schnellinger, Maradona et Messi
Les enjeux de pouvoir et le goût des médias pour la polémique jouent également un rôle clé. De la finale Angleterre-Allemagne 1966 a été retenu avant tout le but incertain accordé à Hurst, faisant planer un doute sur la régularité de la victoire anglaise. Personne, en revanche, ne parle de la main de Schnellinger qui a entaché l’égalisation allemande à la dernière seconde du temps réglementaire. La victoire d’une Angleterre jouant "à la maison" était-elle donc vraiment si scandaleuse, alors que ce but in extremis aurait dû être refusé aux Allemands et que le succès anglais aurait pu être acquis dès la fin des quatre-vingt-dix minutes?
Les images montrant la déviation de la main de Schnellinger vers Weber (qui marque) sont disponibles, et elles font preuve autant qu’il est possible de le faire. Mais personne n’en parle parce qu’il est plus vendeur, et source de polémiques renouvelées, "à perte de vue", de dire que l’Angleterre a été avantagée sur son territoire. On préfère se repasser encore ce tir de Hurst qui rebondit quelque part autour de la ligne de but, et dont on ne sait toujours pas, quarante et un ans plus tard, s’il y avait but ou non.
Enfin, qui se soucie que Lionel Messi ait marqué de la main pour le Barça contre l’Espanyol en juin dernier? Vingt-et-un ans après Maradona et sa Main du Diable restée impunie, l’image ne sert pratiquement à rien – encore et toujours – pour introduire un peu d’éthique dans le jeu. Cette vidéo sans cesse plébiscitée et réclamée à cor et à cri au nom de la justice, tout le monde, alors, s’en fiche, et la question d’une éventuelle sanction contre Messi n’est pas posée! On eut même droit, sur certains sites, à l’éloge de cette mimine si délicate et de ce but marqué avec tant de doigté. On croit rêver.
La mémoire du football est décidément une drôle de chose. Elle passe maintenant par tant de manipulations, de guerres télévisuelles et financières, d’enjeux de pouvoir géants, qu’il est bien difficile de distinguer encore ce qui est de nous, en nous, et ce qui relève de la grande machine à images.
Où est l’amour du jeu, la fraîcheur d’un regard sur ce qui ne revient jamais: le moment unique? L’heure est à de pauvres et vaines tentatives de "panvision" (dirait Paul Virilio), à la répétition massive, à l’enquête sur ralentis, au procès des arbitres, à la téléréalité du foot. Et donc à une forme de cécité. Sauver le football, ce sera aussi retrouver notre liberté de regard et de mémoire. Il y a du travail !
Jacques Blociszewski est l'auteur du Match de football télévisé, somme d'années de recherches et de réflexion, qui pose un regard éclairé et salvateur sur les rapports entre football et télévision. Les Cahiers du football y reconnaissent parfaitement leur propre vision...
Éditions Apogée, 272 pages, 20 euros.