Libéralisation : un pas de plus
Toujours à l'avant-garde, le Calcio s'est décidé à lâcher dernière une petite bombe sur le football européen avant de finir la saison. Cette fois, la fédération transalpine a décidé de ne plus limiter (à trois sur la feuille de match, à cinq sans l'effectif) le nombre de joueurs extra-communautaires par équipe. Le dernier verrou post-Bosman saute donc, et les footballeurs ne seront plus différenciés selon qu'ils sont originaires de l'UE ou non. Cette nouvelle disposition est parfaitement fondée en droit, sachant qu'une telle discrimination enfreint clairement les lois communes, mais ses conséquences ne seront pas neutres. Sans attendre, la Ligue française s'apprête à adopter ce vendredi une modification (plus modérée) de ses règlements.
L'affaire Balog en filigrane
L'affaire Balog tient son nom de ce footballeur hongrois qui avait saisi la Cour de justice de Luxembourg pour se voir appliquer les dispositions prévues par l'arrêt Bosman. Son club (Charleroi) exigeait en effet une indemnité de transfert alors qu'il se trouvait en fin de contrat, et aurait donc dû être considéré comme libre. Après de nombreuses péripéties judiciaires en 99 et 2000 la FIFA avait obtenu, à la fin du mois de mars dernier, un règlement à l'amiable (moyennant un dédommagement financier). Elle croyait éviter un nouvel arrêt Bosman et limiter la libéralisation au seul cas des joueurs en fin de contrat.
Ce n'était que retarder une échéance inévitable : un jour ou l'autre, les dernières barrières imposées par les règlements des fédérations à la libre circulation des joueurs devaient tomber, selon toute probabilité à la suite d'une décision de la justice européenne. La limitation du nombre de joueurs non communautaires en fait évidemment partie. En Espagne, un "arrêt Karpin" autorise déjà le Russe (et par extension les ressortissants de pays ayant conclu des accords de coopération avec l'UE) à être compté comme un joueur communautaire. La décision de la Federcalcio ne fait qu'anticiper sur cet avenir proche. On peut par contre se demander ce qui justifiait une pareille précipitation, à cinq journées de la fin du championnat. Alors que certains clubs (comme la Roma et la Lazio, au grand dam de la Juve) avaient dès dimanche exploité le nouveau règlement, une réunion de conciliation a échoué sur le report de son application à la saison prochaine.
Une "exception sportive" très relative
La décision italienne, qui sera probablement suivie dans les autres pays européens, marque aussi la fin des espoirs de l'UEFA et de la FIFA pour préserver le droit des fédérations à édicter des règles particulières. L'an passé, à peu près à la même époque, les instances internationales avaient lancé une offensive politique auprès de l'UE pour obtenir la reconnaissance d'une "exception sportive" qui leur permettrait de conserver la légitimité et les spécificités des règlements sportifs. Cette campagne portait sur la volonté d'imposer un quota de six joueurs sélectionnables dans l'équipe nationale du pays où évolue leur club, afin de conserver un tant soit peu l'identité locale des équipes. En mars, Le Monde titrait "Le processus de révision de l'arrêt Bosman est enclenché". Mais la Commission avait à plusieurs reprises réaffirmé son refus de revenir sur l'arrêt Bosman.
Avec le soutien de la présidence française, les démarches de Marie-George Buffet et les nombreuses réunions entre ministres des sports, on avait pourtant cru que le vent avait tourné et que les institutions européennes avaient saisi l'urgence de stopper les dérives néo-libérales du sport professionnel en reconnaissant pleinement leur spécificité. Ce combat, durant l'automne 2000, avait lui aussi semblé déboucher sur une victoire. En fait, si l'annexe au protocole du sommet de Nice, en décembre dernier, donnait enfin une existence à cette exception sportive, elle le faisait dans un flou certain, qui a tout juste autorisé une marge de manœuvre dans les négociations sur la réforme des transferts. L'accord trouvé entre la Commission européenne et la FIFA, moins favorable aux joueurs et acceptant des contraintes à leur liberté de mouvement marquait ainsi une inflexion de l'intransigeance bruxelloise. Las, sur ce dossier aussi, les positions de la FIFA et de l'UEFA semblent très fragiles, tout comme le protocole d'accord lui-même, que les commissaires ne semblent pas garantir avec beaucoup de fermeté. Les représentants des joueurs ont déjà engagé des recours en justice, et la rédaction du nouveau règlement, dont l'approbation était espérée début juillet par la confédération mondiale, semble un chantier bien périlleux.
Le compromis français
En France, un accord a été très rapidement trouvé entre les représentants des joueurs et ceux des clubs afin de modifier les règlements. Il établit pour la première division un quota de cinq joueurs non communautaires (trois pour la deuxième division), aussi bien dans l'effectif total que sur la feuille de match. Ces nouvelles dispositions devraient être adoptées par le Conseil d'administration de la Ligue dans ce vendredi, puis par la Fédération. Le (rare) consensus entre les parties autorise à penser qu'il emportera l'adhésion des instances, avec l'argument d'une protection —pourtant très relative— de la formation. Notons qu'au passage, l'UNFP (syndicat des footballeurs) a obtenu une revalorisation des contrats des jeunes joueurs et des régimes de retraite (AFP 10/05). C'est toujours ça de gagné, mais l'organisation de Philippe Piat avait toujours affirmé son opposition à une telle évolution (jusqu'à la veille de la réunion). Affaiblie, comme la FIFPRO, par le résultat des négociations de Bruxelles et par une représentativité toujours aussi problématique, elle a cette fois évité l'affrontement.
Faux passeports : trop tard pour la prescription ?
Cette évolution subite modifie ironiquement la teneur des affaires de faux passeports, impliquant des délits qui n'en seront plus dès la saison prochaine…Elle ne change rien à la nature des infractions constatées, mais constitue une sorte d'amnistie symbolique qui incitera certainement les instances disciplinaires et juridiques à une certaine compréhension. Les clubs auront beau jeu de plaider que le règlement qu'ils ont enfreint était inique, et qu'ils ne sont coupables "que" d'avoir cédé aux lois d'un marché qui décote les joueurs non doté de passeports européens.
Le mouvement d'internationalisation du football européen se poursuit donc sur le flanc humain, qui n'est pas le plus déplaisant puisque qu'il est difficile de défendre toute forme de discrimination devant le droit du travail (pas plus que nous ne défendrions une "exception fiscale" pour les sportifs). Le paradoxe est que les clubs, qui se plaignent constamment des conséquences de l'arrêt Bosman, poussent tout aussi constamment à une libéralisation plus intense. Ils ont beaucoup à perdre en termes d'identité dans cette réforme, et devront s'auto-discipliner: tous les clubs ne sont pas le Chelsea FC. Mais dans les grosses écuries, les tentations seront probablement trop fortes…