Fermez-la quand je l'ouvre
Le journalisme et la liberté d'expression selon Franck Dumas, ça peut faire sourire, mais ça fait aussi un peu peur.
Auteur : Jérôme Latta
le 2 Mars 2009
Peut-être parce qu'elle lui a semblé avoir un caractère confidentiel, Franck Dumas se livre avec une franchise certaine dans l'interview vidéo qu'il a accordée au site myfoot.fr, , en particulier lorsqu'il s'agit d'aborder les relations avec la presse et l'exercice de langue de bois qu'elles imposent.
On ne peut que sourire d'entendre enfin un entraîneur dire clairement qu'il ne va jamais livrer le fond de sa pensée et de son analyse aux médias. Cette "exigence", qui a alimenté le procès de Raymond Domenech l'été dernier, n'est effectivement qu'une fumisterie, pour reprendre les termes de l'interviewé: au mieux, un entraîneur fera semblant d'analyser le match de son équipe, et le reste du temps, il débitera des banalités. D'une part parce qu'il n'a aucune raison de donner des billes à ses futurs adversaires ou à ses détracteurs, d'autre part parce que jouer la transparence aurait des conséquences désastreuses auprès des joueurs et pour lui-même. "Ça reste en interne. Tout ce qu'on peut dire devant la presse, c'est du blabla".
"Ce que tu penses, on n'en a rien à foutre"
On s'amuse aussi quand Dumas se moque des commentaires dithyrambiques qui ont accompagné la sortie de l'Argentine à Marseille, le poussant à couper le son de sa télévision pour échapper à ce "foutage de gueule". On acquiesce encore quand le coach fustige la prétention de certains journaux à noter les joueurs (1). Mais on décroche franchement quand le coach conteste à quiconque n'est pas du métier la légitimité d'analyser un match ou une équipe: "Moi je veux bien me faire critiquer par des entraîneurs ou par des joueurs. Mais pas par une pseudo-presse, par un mec qui n'a jamais fait de sport professionnel dans sa vie, qui ne connaît rien au football professionnel".
Si nous regrettons souvent, sur ces pages, le bien piètre usage que font beaucoup de journalistes sportifs de leur liberté de critique, avec ce genre de conception, il faudrait s'en tenir à un journalisme "qui rapporte ce qui s'est passé" et s'interdit toute opinion. "Ce que tu penses, toi, on n'en a rien à foutre", assène-t-il. Et d'enchaîner sur les critiques de films, autre métier illégitime, en prenant l'exemple de Bienvenue chez les Ch'tis, absent des Césars. Pas de chance, les Césars sont organisés par la profession cinématographique, pas par la critique.
"La mode, c'est de fermer sa gueule"
On aurait aimé entendre l'avis de Franck Dumas sur ses confrères patentés qui pullulent dans les médias en tant que consultants, et en donnent le ton: arriverait-il à nous convaincre que les Rolland Courbis, Luis Fernandez, Vincent Moscato, Jean-Michel Larqué ou autre Philippe Lucas (2) – tous grands professionnels – ont des opinions plus fondées que le tout-venant du journalisme, ou que des journalistes qui ont une connaissance du milieu et de ce sport que n'approcheront pas tous les entraîneurs?
Ceux-là, du moins, arborent le franc-parler qui semble plaire à Dumas: devant le scandale des critiques dans les journaux, il déplore que "La mode, c'est de fermer sa gueule", évoquant ceux de ses confrères qui, logiquement, se retranchent derrière la langue de bois et font "profil bas". Pour lui, au contraire, "Il faut ouvrir sa gueule. Mais après on dérange. C'est pour ça que j'aime bien Antonetti". Un exemple bien choisi: son confrère de Nice aligne indifféremment des fulgurances et des énormités, et en ouvrant les vannes, il ouvre surtout la boîte de Pandore de ses névroses (voir notamment le Replay 11).
Liberté "encadrée"
Cette liberté de ton et d'expression que Dumas réclame pour ses pairs ne concerne donc pas les journalistes. Ni les supporters. L'entraîneur ne craint pas la contradiction, car s'il regrette que "les gens, ce sont des buvards", les incitant à "penser par eux-mêmes", le supporter est invité à ne pas trop l'ouvrir. On le comprend mieux quand il revient sur "l'affaire du Papablog", ce blog parodique qui racontait, à la manière du Petit José et par la voix de Patrick Parizon, les coulisses imaginaires du SM Caen (lire "Scandale à la Papa"). Les deux dirigeants caennais en avaient alors pris ombrage au point de déposer une plainte pour diffamation.
Selon lui, et d'après une présentation des faits que nous laissons nos lecteurs confronter avec celle des auteurs et avec leurs textes, le blog a été "méchant" et a "dépassé les bornes". Mais à l'entendre, ce que Dumas reproche surtout à ceux-ci, c'est de ne pas avoir demandé au préalable l'accord des intéressés... Il affirme aussi que le blog aurait pu poursuivre son activité, mais "encadrée", c'est-à-dire à condition "qu'on soit au courant de ce [qu'ils mettaient] dedans". Un régime de liberté d'expression intéressant naîtrait d'une telle obligation d'avoir l'assentiment de ceux dont on parle, afin de s'assurer qu'on ne les dérange pas... (3)
Satire au Franck
Après plusieurs tentatives (4), vient l'argument massue. "Faites un blog avec Sarkozy où vous le démontez. Le blog, il dure un quart d'heure". On ne sait pas ce qui est le plus choquant. Que Franck Dumas semble trouver normal qu'un blog qui parodierait la vie du président de la République soit condamné à brève échéance. Ou qu'il ignore l'existence d'une presse satirique dans laquelle de telles parodies foisonnent, dans le cadre normal de la liberté de la presse et du droit à la satire. Pour ne prendre que cet exemple, Charlie Hebdo a longtemps publié, chaque semaine, "Le journal de Nicolas" (un faux journal intime du président) et décline actuellement "Les Sarkozy gèrent la France", intrusion imaginaire dans l'intimité de la famille présidentielle (dessinée par Luz). Avec une férocité sans commune mesure avec le Papablog (5)...
Difficile de savoir quelle attitude adopter devant ce florilège: faut-il s'amuser de ce que le Gene Hackman de Basse-Normandie se risque en philosophe des médias bon enfant et, clope au bec, assène ses vérités? Ou bien s'alarmer de ce manque flagrant d'éducation démocratique, assumée en toute absence de complexe? L'hypersensibilité aux critiques semble en tout cas une pathologie qui n'épargne personne dans le monde du ballon rond: ni les joueurs, ni les entraîneurs, ni les dirigeants... ni les journalistes, qui en sont pourtant grandement responsables quand ils entretiennent une pensée de comptoir.
(1) "Tu vas demander à un joueur de faire un travail spécifique sur le terrain, personne ne va le voir. Il fait ce que tu lui as demandé et ça te permet de gagner, mais parce qu'on ne l'a pas vu faire une aile de pigeon, il va se faire fracasser dans la presse alors qu'il a été indispensable pendant quatre-vingt dix minutes".
(2) On pourrait ajouter à cette liste Christophe Dugarry, Éric Di Meco, Bixente Lizarazu, Olivier Rouyer, Gilles Veissière, Emmanuel Petit et quelques autres grands fracasseurs.
(3) C'est peut-être au nom de cette "victoire" (le site avait été arrêté et la plainte retirée) que Franck Dumas se sent en mesure de nous livrer son expertise sur la liberté d'expression.
(4) "À un moment donné, faut arrêter les conneries"; "Pourquoi nous le staff on pourrait pas faire un blog, où on fracasserait les supporters?"; "On peut voir tout et n'importe quoi sur Internet. C'est quand même terrible. L'être humain est spécial".
(5) Ou avec son illustre prédécesseur Le Petit José, dont l'auteur avait été accueilli par l'Olympique de Marseille, notamment pour y rencontrer José Anigo.