Pourquoi j’ai viré anti-vidéo
Tribune - C'est l'un des sujets qui divisent le monde du football, le fameux débat sur la vidéo. Si deux camps se distinguent assez clairement, les pro et les anti, je me classe dans la deuxième catégorie. Et pourtant...
Le trajet du ballon plutôt que la collision des corps. Le fair-play plutôt que le vice. Mon père, ce hipster avant-gardiste qui s'ignore, a toujours été un fervent défenseur du football romantique, capable d’idolâtrer Daniel Dutuel, Daniel Moreira ou Yann Lachuer autant que Tostao et Lionel Messi.
Grâce à lui, j'ai fait mon éducation footballistique avec l'OL de Tony Vairelles et d'Éric Carrière, habité par l'idée qu'un tirage de maillot, un coup d'épaule ou encore un tacle par derrière ne sont pas "des composantes du jeu" mais des actes de triche. J'ai souvent connu le sentiment d'injustice pendant mes années de supporter, la faute à ce fichu réflexe d'identification qui fait prendre pour soi ce qui est vécu par les hommes de terrain. C'est ce qui m'est arrivé de manière assez violente en 2005, quand l'OL a été éliminé par le PSV Eindhoven aux portes des demi-finales de la Ligue des champions.
Mark van Bommel, je t'ai tellement détesté
En ce 13 avril 2005, j'ai ressenti ce qui s'apparente encore aujourd'hui à ma plus grande déception d'amoureux du foot. Plus que le penalty non sifflé sur Nilmar en prolongation, ce sont les innombrables actes d'anti-jeu de Mark van Bommel qui m'ont écœuré. L'odieux capitaine néerlandais a passé son temps à bousculer, tirer les maillots, détruire les chevilles adverses, accentuer ses douleurs, simuler des fautes sur sa personne tout en réussissant l'exploit de s'en sortir sans le moindre carton. Malin, vicieux, Van Bommel a été ce soir-là, et pendant de longues années, le représentant du football que je déteste: celui où l'intimidation et la triche prévalent sur le plaisir de taper dans un ballon.
Ce fut un moment charnière dans ma façon de penser le foot qui a renforcé un désir partagé par d'autres: voir le football aidé par la vidéo, de préférence rapidement. Je me souviens de ces débats entre amis lors desquels j'affirmais que les erreurs d'arbitrage représentaient précisément les seules que l'on ne peut tolérer dans ce jeu. L'erreur est humaine et comme l'erreur était ici inacceptable, alors adieu l'humain: bienvenue à la vidéo.
L'outil semblait idéal, infaillible malgré les critiques de ceux qui craignaient (et craignent toujours) de voir ce sport devenir haché par des vérifications intempestives auprès d'un écran. À mon sens, la vidéo aurait pu voir le jour dans un cadre délimité (litiges dans la surface, fautes jugées violentes sur tout le terrain et hors-jeu) même si elle aurait certainement entraîné une diminution des possibilités de contre-attaque. Un moindre mal. Voilà en tout cas comment, en un tour de ralenti magique, ce jeu était censé devenir plus juste, plus propre, lavé de tous soupçon. Dix ans ont passé depuis ce match détestable aux Pays-Bas et ma position a bien évolué.
Jugé coupable
Entendons-nous bien, je n'ai pas rejoint le cercle des anti-vidéos qui considèrent qu'elle tuerait le rythme, je reste plutôt persuadé du contraire. Mais l'idée fondamentale qui a guidé ce changement est celle d'une réhabilitation de l'arbitre et de son rôle majeur dans le bon fonctionnement d'un match. En regardant "the big picture", comme disent les Américains, et en réfléchissant au rôle de chacun (joueurs, entraîneurs, présidents, journalistes), j'en suis venu à la conclusion que les critiques dirigées contre l'arbitre incompétent, l'arbitre zélé et notre plus célèbre ami l'arbitre partial étaient franchement légères.
Je me suis intéressé à la signification de ces reproches récurrents dans un débat comme celui de la vidéo. Le véritable problème de la vidéo n'est pas la vidéo elle-même mais c'est cet ancien moi, c'est cette communauté simpliste qui espère tant en "bénéficier". Le monde du football n'est pas prêt à l'accueillir, pas maintenant, pas comme il le faudrait. Dans un monde parfait, l'utilisation de la vidéo ne se ferait qu'à l'initiative de l'arbitre. C'est lui seul qui pourrait prendre la décision d'arrêter une action, et potentiellement une contre-attaque, s'il pensait avoir besoin d'un angle de vue supplémentaire. Les joueurs et les entraîneurs ne pourraient pas passer leur commande vidéo et s'en servir comme d'une arme tactique. Les polémiques diminueraient en même temps que les erreurs d'arbitrage.
Je vous l'accorde, tout cela tient du fantasme. Mais le chemin que j'ai parcouru réside dans cette dernière phrase: l'idée d'une diminution et non plus d'une éradication des erreurs. Il est naïf de penser que les erreurs d'arbitrage peuvent disparaître – il n'y a qu'à voir certaines situations où les ralentis amènent plus de questions que de réponses pour s'en convaincre –, mais c'est plus grave d'estimer qu'elles le doivent. Le droit à l'erreur vaut autant pour un attaquant qui tire au-dessus, pour un milieu qui fait le mauvais choix tactique que pour un arbitre qui n'a pas tout vu. Exiger des hommes au sifflet qu'ils ne fassent jamais d'erreurs est non seulement injuste, mais c'est aussi franchement ironique. Qui, sinon certains joueurs et entraîneurs peu soucieux des règles, favorise les erreurs en multipliant les décisions à prendre dans un climat hostile? Qui, sinon certains journalistes peu consciencieux, entretient l'idéologie que les fautes font partie du jeu, qu'il y en a même des "bonnes", décrédibilisant d'emblée le travail de celui qui doit les sanctionner? Qui, sinon certains supporters décérébrés, rend la mission de l'arbitre plus complexe en l'insultant ou en le menaçant?
Même les arbitres "sympas" sont bousculés
Non, le monde du football n'est pas prêt à accueillir la vidéo et, à vrai dire, il ne la mérite pas. Si elle devait être introduite aujourd'hui, il y aurait bien plus de dégâts à déplorer que de bienfaits desquels se réjouir. À commencer par une évolution dans le mauvais sens du rapport de force entre l'arbitre et le joueur. Instaurer la vidéo dès à présent reviendrait à fragiliser un peu plus la position de l'arbitre, à cautionner ces attroupements de joueurs belliqueux autour de lui sous prétexte qu'il s'est peut-être trompé. Ce serait légitimer ces propos d'entraîneurs et de présidents qui font peser tout le poids d'une défaite (et ses conséquences économiques) sur les épaules du seul juge du match. Ce serait donner raison à ces médias qui ne savent pas traiter la question de l'arbitrage sans y incorporer le doux parfum du scandale.
Il faut d'abord plaider pour l'apaisement sur les terrains, le respect des règles et la tolérance envers ceux qui commettent des erreurs avant d'en appeler à une technologie qui peut nuire à la crédibilité de l'arbitre. Il faut encourager le travail remarquable des Clément Turpin, Ruddy Buquet et autre Sébastien Desiage qui, sans la vidéo mais avec un art pour la communication, la prévention et le bon sens, ont réussi l'exploit d'être les arbitres les moins détestés de France. On vous rassure, ils le sont parfois et ce constat en dit long sur la question de l'oeuf et de la poule. Si même les meilleurs arbitres, les plus sympathiques et les plus appréciés sont susceptibles, encore aujourd'hui, de devoir gérer l'ingérable, la contestation à outrance et la pression permanente, c'est bien que le problème ne provient pas de leurs bonnes ou mauvaises décisions. C'est bien que la bonne tenue d'un match dépend moins de leurs compétences visuelles que du niveau de savoir-vivre des autres acteurs présents sur et en dehors du terrain. Accueillir aujourd'hui la vidéo, ce serait mettre en porte-à-faux tous ces Turpin, Buquet et autre Desiage, ce serait abandonner leur combat, l'un des plus importants de notre société actuelle: celui de vivre ensemble.