Chelski, made in UK
Le Chelsea FC et Roman Abramovitch sont devenus des parias en deux semaines... après vingt ans d'impunité grâce à l'extrême permissivité du système britannique.
Les avoirs de Roman Abramovitch ont été gelés par le gouvernement britannique, dont plusieurs propriétés londoniennes estimées à 200 millions de livres sterling (environ 240 millions d'euros). Chelsea, obligé d'opérer sous une licence spéciale et à peine autorisé à jouer, a été frappé d'une interdiction de générer tout revenu (entraînant jusqu'à la fermeture de la boutique du club).
Plusieurs sponsors ont suspendu leur partenariat. Les non-abonnés sont interdits de stade. On parle aussi d'une possible déduction de points. Et, comble de la déchéance, les dépenses de déplacement les jours de match sont plafonnées à 20.000 livres, ce qui a déclenché une avalanche de mèmes et détournements comiques sur la Toile.

La liste des sanctions est longue. L'Union européenne a également imposé les siennes. Même l'imposante communauté anti-Chelsea s'étonne de la sévérité des mesures prises contre le champion d'Europe en titre, hier encore salué comme un modèle de réussite à l'anglaise.
Une success story (21 trophées depuis 2003, année du rachat de Chelsea par Roman Abramovitch, dont cinq titres nationaux et deux Ligues des champions) certes construite à coups de milliards, mais intimement associée à l'image positive dont jouit la cosmopolite Londres, ville-monde par excellence, symbole de dynamisme et d'intégration.
Comme si tout était calculé de la part des autorités et du gouvernement, toujours prompts à se racheter une virginité à bon compte, pour accabler et installer le sentiment que les faits tiennent de la surprise du siècle.
Le summum de l'hypocrisie a été atteint la semaine dernière quand Chris Philp, secrétaire d'État chargé des technologies, et le porte-parole du gouvernement ont demandé aux supporters des Blues d'arrêter de scander le nom d'Abramovitch. Même dans un domaine, le football professionnel, qui a depuis longtemps perdu sa boussole morale, un tel acharnement ne manque pas de susciter des interrogations.
Tardives "révélations"
Les accusations de corruption et de proximité avec Vladimir Poutine, déroulées par la BBC lundi 14 mars dans l'émission d'investigation Panorama ("Roman Abramovich's Dirty Money"), et présentées par les médias français comme des "révélations", ressemblent fort à du réchauffé.
C'est le vieux secret le moins bien gardé du royaume : la fortune de l'oligarque est aussi suspecte que ses liens avec le dictateur russe sont étroits. Dans les années 2000 par exemple, c'est Abramovitch qui payait les salaires mirobolants de Dick Advocaat au Zénith Saint-Pétersbourg et de Gus Hiddink à la tête de la sélection nationale russe, "sous l'amicale pression de Poutine" comme l'écrivit euphémiquement Libération en 2007.
Poutine exigera aussi de lui, en 2010, qu'il finance la Coupe du monde 2018. Leur relation repose sur un "donnant-donnant" asymétrique, jusqu'à envoyer l'homme lige Abramovitch diriger l'inhospitalière région du Tchoukotka en Sibérie, où l'énigmatique citoyen du monde (il a trois passeports) dut sortir de sa poche plusieurs milliards pour y remplacer l'infrastructure vieillissante et ressusciter l'économie locale.
La BBC elle-même établit ce constat dans un autre Panorama diffusé le 25 janvier 2016. À l'époque, les menaces de poursuites judiciaires des avocats d'Abramovitch avaient freiné les ardeurs de la BBC et le documentaire, expurgé des passages les plus sensibles, s'était conjugué au conditionnel. Abramovitch étant désormais bien loin, en voyage sur ses yachts battant pavillon des Bermudes (territoire britannique d'outre-mer régulièrement classé dans le top cinq des paradis fiscaux), la "Beeb" se lâche.
Des faits confirmés par le grand déballage observé au procès fleuve opposant Boris Berezovsky à Abramovitch d'octobre 2011 à janvier 2012, avec pour cadre la Haute cour de Londres (différend portant sur 3,7 milliards de livres autour du deal sur la compagnie pétrolière Sibneft). Des audiences durant lesquelles il fut beaucoup question de rackets, de gangsters ou tueurs à gages et qui firent revivre les heures épiques de la "conquête de l'Est" dans la Russie des années 1990. Un Berezovsky que l'on retrouvera mystérieusement pendu chez lui à Londres en 2013.
Toutefois, les lois britanniques sur la diffamation écrite ("libel laws") étant parmi les plus strictes et punitives au monde, très peu de journalistes d'investigation ou médias approfondissent ces sujets, par peur de se retrouver sur la paille [1].
Contexte crapuleux
Ces exactions criminelles s'exportèrent sur le sol britannique dès le début des années 2000. Rien qu'entre 2006 et 2018, les services secrets américains y ont recensé une quinzaine de meurtres et morts suspectes d'hommes d'affaires et dissidents russes. Une réalité exposée par la journaliste Heidi Blake dans son livre From Russia with Blood: Putin's Ruthless Killing Campaign and Secret War on the West, et sur laquelle les autorités britanniques ne se sont guère attardées.
L'empoisonnement par substance radioactive d'Alexandre Litvinenko en 2006 à Londres, un ancien officier du FSB en exil, est symptomatique de cette réticence à enquêter et désigner les véritables coupables.
Même la tentative de meurtre sur Sergueï Skripal, et sa fille (de passage), en mars 2018 fut minimisée par le gouvernement. Pourtant, une arme chimique, le Novitchok, fut utilisée à Salisbury et fit une innocente victime britannique, Dawn Sturgess. La présence du Novitchok dans cette ville touristique nécessita une vaste décontamination qui dura un an et mobilisa deux cents militaires sur douze sites.
Une affaire d'une gravité extrême, mais qui glissa rapidement sur le terrain de la comédie d'espionnage (en raison du modus operandi pied-nickelesque de l'opération), ce qui affaiblit considérablement sa portée. Pourtant, selon Fiona Hill, ancienne conseillère à la Maison Blanche sur les questions russes et citée dans l'article du Guardian ci-dessus, "Il y avait assez d'agent neurotoxique dans cette fiole [à Salisbury] pour tuer plusieurs milliers de personnes".
Moscou-sur-Tamise
À l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les oligarques ne mirent pas longtemps à identifier Londres comme l'endroit idéal pour cacher et blanchir leur fortune, en toute impunité. Depuis, la capitale britannique est surnommée Londongrad, Moscow-on-Thames ou London Laudromat pour sa voracité à recycler l'argent sale.
Et pour cause. Le système britannique entier est bâti sur l'opacité, pour les castes possédantes. Du statut fiscalement très favorable de "res non dom" (résident non domicilié, environ 100.000 personnes), qui existe sous diverses formes depuis 1799, aux paradis fiscaux et autres "îles au trésor" attachés à la Couronne Britannique (responsable d'un bon tiers de l'évasion fiscale dans le monde, Îles Vierges Britanniques en tête), en passant par les réseaux offshore de type Jersey ou Île de Man [2].
Selon les données du Land Registry (cadastre), 247.016 propriétés ou bâtiments commerciaux en Angleterre et Pays de Galles sont domiciliés (dissimulés ?) à l'étranger, essentiellement via des sociétés écrans situées dans les paradis fiscaux que sont ces territoires britanniques d'outre-mer. Le nombre de ces biens immobiliers a triplé depuis 2010 et l'arrivée au pouvoir des Conservateurs.

Ces magouilles généralisées permettent non seulement de s'affranchir des taxes et impôts, notamment ceux sur la revente et les droits de succession, mais aussi de limiter la casse en cas de gel d'avoirs ou autre souci de cet ordre. Les aberrations foisonnent mais elles sont tellement banalisées que personne ne s'en émeut, même pas l'opposition.
Le futur centre régional HMRC de Newcastle (missions principales : impôts, taxes et lutte contre la fraude et l'évasion fiscale) est une consternante illustration de ces gravissimes dérives. Ce complexe, entièrement financé par la famille Reuben (actionnaires à 10% de Newcastle United et généreux donateurs du Parti conservateur), qui emploiera 9.000 personnes, est domicilié... dans les Îles Vierges Britanniques. Comme il est d'usage, tout en échappant au fisc, le bâtiment sera ensuite sous-loué à l'État à des tarifs prohibitifs via un "partenariat" public-privé PFI (Private Finance Initiative).
Un paradis (fiscal) pour le football
L'absence de limites dans les dons aux partis politiques britanniques ("investissements" serait plus juste, en l'espèce) renforce l'attractivité [3]. Ce "no limit" permet d'infiltrer les milieux politiques et cercles d'influence. Les articles sur le sujet abondent dans la presse britannique (par exemple ici, ou là), surtout récemment, les risques de poursuites judiciaires s'étant éloignés.
Depuis les années 1990, les affaires de type "cash for access", "cash for questions" et autres "VIP lanes", où des lobbies ou individus privilégiés paient le prix fort pour un accès direct aux plus hautes sphères de l'État, se sont multipliées. Dans les années 2010 par exemple, un don de 160.000 livres au Parti conservateur vous autorisait à jouer au tennis avec David Cameron ou Boris Johnson, surtout si vous comptiez Poutine dans vos relations. Autrefois traités comme des scandales, ces malversations passent aujourd'hui quasiment inaperçues.
Ce milieu fangeux sied à merveille aux clubs de football. Une bonne partie du salaire des joueurs vedettes est souvent versée sous forme de "droits d'image" (via la création d'une société offshore), assujettis à l'impôt sur les sociétés, au taux ultra avantageux de 19%, au lieu du 45% normalement applicable à tout salaire annuel supérieur à 150.000 livres.
À la trappe également les 14% de contribution "National Insurance" (sorte de sécu). Un paiement en droits d'image est autorisé mais il ne doit pas dépasser 20% du salaire brut, ce chiffre étant le résultat d'un "deal" passé entre le fisc britannique et les clubs de Premier League. Ces débordements bénéficient également aux clubs, comme expliqué dans ce dernier lien.
En 2020, pour la énième fois, le fisc britannique enquêtait sur les salaires sous-imposés de 246 footballeurs. Les colossaux redressements réguliers, comme celui-ci en 2021, n'y font pas grand-chose. L'innovation est constante. Depuis environ trois ans, la combine de la "double représentation", une arnaque sur la TVA, est en vogue parmi les clubs et agents (voir ici). Le seul footballeur ayant refusé ces montages est N'Golo Kanté : le Français paie à lui seul plus d'impôts que Starbucks et Amazon UK réunis...
Nombre de clubs sont domiciliés entièrement ou partiellement offshore et certains propriétaires, souvent décrits comme "mystérieux", n'hésitent pas à planter staff, pouvoirs publics et créditeurs aux premières grosses difficultés de trésorerie. Tels ceux de Wigan Athletic récemment, dont la situation particulièrement exotique (Hong Kong, les Îles Caïmans, les Philippines...) est résumée ici.
La terrible vague de clubs placés en redressement judiciaire qui secoua le football anglais dans les années 1980-2000 [4], souvent en raison d'une prolifération de propriétaires incompétents et/ou véreux, incita enfin les instances à réagir (citons l'excentrique et extraordinairement malhonnête John Batchelor à York City, voir la vignette #15).
Des garde-fous inefficaces
En 2004, la Premier League et la Football League créent un "Fit and proper person test" (aussi appelé "owners' and directors' test"), censé évaluer l'intégrité des propriétaires et dirigeants. Ce dispositif, inadapté aux réalités du football actuel, hypermondialisé, s'est avéré notoirement inefficace dès sa création. Citons notamment Thaksin Shinawatra et Sheikh Mansour à Manchester City, Carson Yeung à Birmingham City, Massimo Cellino à Leeds, les Oyston à Blackpool ou les nouveaux propriétaires saoudiens à Newcastle.
Ce test de probité, s'il a certes permis de réduire les faillites de clubs, consiste surtout à valider un rachat de club si le propriétaire est, ou semble, fortuné, peu importe l'origine ou la solidité des fonds.
Depuis l'acquisition de Newcastle United en octobre dernier par le fonds d'investissement public saoudien, la Premier League parle d'y ajouter une clause "droits humains" et durcir les modalités de candidature. Parallèlement, suite à l'invasion russe en Ukraine, le gouvernement a (enfin) fait accélérer l'examen de son projet de loi sur la criminalité économique (le "Economic Crime Bill"). Il faut dire qu'il était en discussion au parlement depuis... 2018.
Cette loi prévoit notamment une inscription aux organismes compétents de tout bien immobilier situé au Royaume-Uni, mais domicilié à l'étranger (pour lutter contre les abus sur le statut de "résident non domicilié"). On s'orienterait donc vers plus d'éthique et de transparence. Simples ajustements dictés par les évènements ou réel changement de cap né d'une prise de conscience ? L'avenir le dira mais le poids des pratiques, ainsi que l'appétence au gain et à la dérégulation, n'invitent que modérément à l'optimisme.
La bataille pour le rachat de Chelsea entre dans sa phase finale. Les offres ont afflué et quatre repreneurs potentiels seront sélectionnés très prochainement (sans exclure la possibilité d'un redressement judiciaire). Parmi eux, pourrait figurer le Saudi Research and Media Group, une entreprise historiquement liée à la famille saoudienne au pouvoir.
Boris Johnson qui, entre deux abjectes déclarations über-populistes, s'est rendu en Arabie saoudite pour quémander quelques faveurs et arriva le lendemain de l'exécution de 81 personnes, a officiellement "approuvé" l'offre de rachat saoudienne, la plus élevée du lot (2,7 milliards de livres). Toutefois, en raison de possibles conflits d'intérêts et des instances de Premier League échaudées, une telle issue paraît improbable.
Il est évidemment juste que Chelsea et Abramovitch aient été sanctionnés. Mais cet attelage entre le club et l'oligarque aura été le produit d'un système corrompu qui nécessitera bien plus que quelques retouches pour gagner en efficacité et en légitimité.
Photos : cc Loz Pycock / Automatic for the people
[1] Lire ces articles du Guardian et du Times. Dans ce dernier, l'auteur Oliver Bullough écrit notamment : "La législation britannique sur la diffamation écrite est tellement contraignante et les avocats si agressifs que peu de journalistes se sentent prêts à affronter les oligarques, de peur de devoir déposer le bilan." Les déboires de Catherine Belton expliqués dans l'article, dans la parution de son livre Putin's People, sont particulièrement éclairants. Bullough vient de sortir un livre intitulé Butler to the World : How Britain Became the Servant of Tycoons, Tax Dodgers, Kleptocrats and Criminals.
[2] L'Île de Man par où transitèrent vraisemblablement, et illégalement, huit millions de livres pour alimenter la campagne pro-Brexit Leave.EU dirigée par Arron Banks (homme d'affaires d'extrême-droite fortement soupçonné de collusion avec la Russie). Voir les investigations poussées du Guardian et en particulier celle de Carole Cadwalladr.
[3] Selon le site open democracy, rien qu'entre 2010 et 2019, les dons au Parti conservateur dépassent les 130 millions de livres, provenant en majorité de quelques dizaines de donateurs. Selon le Parti travailliste, qui se base sur des données de la Commission électorale, de juillet 2019 à novembre 2021 presque deux millions de livres ont été versés au Parti conservateur par des citoyens russes ou faisant affaire en Russie.
[4] Des dizaines, voir liste et carte, Leeds United et Portsmouth FC étant probablement les plus emblématiques. Ajoutons également au chapitre, qui n'a pas vocation à être exhaustif, l'inique "football creditor(s) rule". Cette disposition légale, activée lorsqu'un club est placé en redressement judiciaire, est très favorable aux clubs car elle favorise grandement l'endettement facile aux dépens du fisc, des employés (sauf les joueurs et agents) et des créditeurs (sujet plusieurs fois traité dans Teenage Kicks, par exemple ici sous l'intertitre "Mercredi 23 février").