Athouni le 28/01/2003 à 17h52
Salutations,
Et hop un petit copier/coller :
politique dans le hall d'immeuble
RETOUR SUR LA LOI DITE « DE SÉCURITÉ QUOTIDIENNE »
Pris au mot, le droit pénal français semble parfois badiner. Ainsi des «
troubles de jouissance ». Ce terme, qui peut laisser songeur, désigne tout
ce qui peut poser une gêne à la jouissance de sa tranquillité. Le tapage
nocturne est un trouble de jouissance, puisqu'il empêche le sommeil du
juste. Le stationnement d'un petit agrégat d'individus qui empêcherait une
personne de gagner son domicile, au pied de son immeuble ou dans son hall
d'entrée est également un trouble de jouissance. Tapage nocturne et
rassemblement abusif dans une partie commune d'immeuble, dûment constatés,
sont des infractions, constatées par les services de police, sanctionnées
par des amendes. Il en va ici de dispositions anciennes, presque confondues
dans les origines de la police, visant à ce que chacun, en particulier dans
les espaces exigus de nos villes, jouisse de la tranquillité qui lui est
due.
En juin 2001, le gouvernement Jospin déposa en urgence un projet de « Loi
sur la sécurité quotidienne » (LSQ), afin de renforcer les dispositions
relatives à la tranquillité des citoyens, dans la droite lignée du colloque
de Villepinte sur la ville. Les attentats du 11 septembre intervinrent en
pleine session parlementaire et les députés entreprirent alors de renforcer
tout un ensemble de dispositions et d'en introduire de nouvelles. La LSQ
adoptée le 15 novembre 2001 comporte un étrange article 52, fruit d'une
initiative des députés, mais soutenue par le gouvernement, qui prévoit la
possibilité de « faire appel » aux « forces de police ou de gendarmerie
(.) »pour « rétablir la jouissance paisible [des] lieux », en cas «
d'occupation des espaces communs du bâti par des personnes qui entravent la
libre circulation des locataires ou empêchent le bon fonctionnement des
dispositifs de sécurité et de sûreté ou nuisent à la tranquillité des
lieux ».
Bref : rien qui n'existât déjà. Ces rassemblements sont déjà réprimés. Ils
justifient déjà l'intervention policière. Pourquoi alors répéter dans une
loi ce qu'il est déjà donné à la police de faire ? Pourquoi faire poursuivre
par la loi ce qu'elle poursuit déjà, en l'occurrence un « trouble de
jouissance » ? Est-ce seulement l'expression sans effet d'une acnée
sécuritaire, qui transforme la loi en carré de libre expression offert à un
gouvernement en quête de voix et d'alliance conservatrices ? Examinons de
près les débats parlementaires autour de ce petit article. Essayons en outre
de lire la loi vue depuis le bas, des lieux et des situations où elle est
censée se voir appliquée. Les vicissitudes des intentions parlementaires et
les conditions concrètes d'application de la loi illustrent au mieux les
cinq ans de législature Jospin en matière de contrôle social des cités
urbaines : l'angoisse pour principe, le retrait et l'escalade pour pratique.
Dès l'introduction de l'amendement qui devait aboutir à cet article, les
députés qui en étaient les auteurs tenaient à souligner qu'ils répondaient à
une demande extérieure : l'article était tenu pour « très attendu par la
police et la gendarmerie [1] ». Il fut dès lors introduit comme tel, mais
s'enrichit au cours de la discussion parlementaire de deux choses. D'abord,
il créait un délit « d'occupation des espaces communs (.) d'immeubles (.) »,
puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 _ d'amende. Le Sénat,
lorsqu'il examina la loi, voulut qu'en l'occurrence, lors de l'intervention
de la police ou de la gendarmerie, « le refus d'obtempérer [fût] constitutif
du délit de rébellion [2] ». Cette dernière proposition fut rejetée par
l'Assemblée nationale, qui refusa également la création d'un délit pénal
d'occupation des halls d'immeuble. Au final, donc, la loi n'énonça rien
d'autre que ce qu'elle disait déjà : les forces de police ou de gendarmerie
peuvent légitimement mettre un terme aux troubles de jouissance.
Qu'avait voulu le Sénat ? En faisant de l'occupation d'immeuble un délit
pénal (et non plus une simple infraction), il élevait une pratique sociale
propre à une classe d'âge bien déterminée, qui partage conditions sociales
et habitat. Il élevait l'occupation de « tuer le temps entre copains dans
son hall d'immeuble » au rang de délit. Certes, ce loisir de fortune, au fil
du temps, a engendré un conflit inévitable ; conflit entre ceux qui
stationnent (dans les parties communes) et ceux qui résident (dans les
parties privatives). Faire de ce conflit une affaire de justice et non plus
de voisinage revient à définitivement étiqueter comme criminelle la triste
habitude prise de tenir les murs. Bien entendu, ces rassemblements peuvent
aussi servir des fins autres que l'oisiveté en pure perte, comme les recels
et trafics divers, voire les menaces et violences faites à autrui, notamment
aux femmes. Mais ces actes sont déjà des délits, voire des crimes, déjà
poursuivis comme tels. La proposition sénatoriale sur les rassemblements
dans les halls d'immeuble semblait donc signer la criminalisation de
l'occupation oisive de l'espace par les jeunes des grands ensembles urbains.
Mais à cette création de délit, sévèrement sanctionné, le Sénat ajoutait un
bien curieux codicille : lors de l'intervention de la police, « tout refus
d'obtempérer [serait] constitutif du délit de rébellion ». Bien étrange
ajout, en effet. Comme son nom l'indique, un refus d'obtempérer est une
infraction : c'est un. refus d'obtempérer, à la loi, à l'autorité légitime.
Ce qui définit la rébellion est cependant, selon l'article 433-6 du Code
pénal « le fait d'opposer une résistance violente à une personne dépositaire
de l'autorité publique ». L'amendement défendu par le Sénat ne voulait donc
rien d'autre que qualifier toute tension entre les policiers intervenant
dans un hall d'immeuble et des jeunes qui s'y étaient rassemblés en
imputation légitime de violence exercée par ces derniers à l'encontre des
premiers. Légitime, parce que d'emblée posée par la loi. Mais légitime
aussi, parce que l'autorité à l'encontre de laquelle s'exercent les supposés
refus d'obtempérer est l'autorité légitime, la police, dont les témoignages
jouissent de l'assermentation et donc d'une présomption de vérité [3]. Ce
délit spécifique assorti d'une sanction exorbitante rappelle à sa manière
les 27 infractions spécifiques à l'indigénat que la loi française établit en
1874 à propos de l'Algérie, incriminations par lesquelles les parlementaires
de l'époque voulaient maintenir l'ordre et la domination des colons. On
trouvait dans ce funeste catalogue la réunion sans autorisation, l'acte
irrespectueux, ou bien le propos offensant vis-à-vis d'un agent de
l'autorité même en dehors de ses fonctions [4]. La peur face au désordre et
la toute-puissance confiée aux policiers, qui autrefois prenaient corps dans
une politique de discrimination raciale, fut en 2002 envisagée par les
sénateurs non plus comme une politique raciste, mais comme une politique de
discrimination visant cette fois explicitement les jeunes oisifs des
banlieues françaises.
On comprend mieux la logique qui animait les sénateurs. À ce stade de
l'examen, il s'agissait tout autant de criminaliser une pratique juvénile
que de faire de toute agrégation de jeunes en bas de chez eux une atteinte
violente à l'autorité publique, pourvu qu'elle soit seulement constatée par
des policiers. Atteinte à l'autorité punie d'un an d'emprisonnement et 100
000 F d'amende, puisque commise en réunion (article 433-7 C. pén.). La
Commission des lois du Sénat criminalisait certes une pratique auparavant
seulement contraventionnelle. Mais ce n'est pas le plus singulier. Le plus
inquiétant, dans ce projet, était qu'il voulait restaurer l'ordre public en
faisant de ces zones de voisinage et de sociabilité des zones de
souveraineté sans partage de l'État, par la suprêmatie incontestable de la
police. Le Sénat n'imaginait ainsi pas d'autre solution aux troubles
indéniables que pose la vie commune dans ces espaces si difficiles à vivre
que l'imputation systématique et souveraine d'atteinte violente à l'État.
Car c'est bien de cela qu'il s'agissait. Le Sénat, par la voix du rapporteur
de sa Commission des lois, s'offusqua du retrait de ses deux amendements (le
délit spécifique et l'imputation de rébellion) par l'Assemblée nationale,
qu'il accusait ne pas « préciser les moyens permettant le rétablissement de
« la jouissance paisible de ces lieux », et de priver « le dispositif (.) de
toute portée normative [5] ». Les « moyens » ? L'escalade et la montée aux
extrêmes. La « portée normative » ? Une souveraineté sans loi lorsque la loi
se porte vers les jeunes des cités de banlieue.
Ce n'est ni par courage ni par offre d'idées meilleures que les députés
rejetèrent cette solution. Un député Démocratie libérale s'adressant au
ministre lui disait sur le ton de la vérité la mieux partagée : « Vous savez
bien, monsieur le ministre, que la police a du mal à pénétrer dans certaines
cités et n'accepte de s'y rendre que si elle est sûre de ne pas déclencher
un embrasement [6] », ce à quoi le gouvernement fit répondre : « Le Sénat a
cru devoir retenir une sanction, mais je ne suis pas sûr de la faisabilité
d'une telle disposition. Or, rien n'est pire qu'un texte inappliqué [7]. »
Au final, la loi se contenta de définir un cadre très général à
l'intervention de la police (« la tranquillité des lieux »), sans toutefois
rien définir de neuf. Puisque rien ne paraît pire qu'un texte inappliqué, le
gouvernement adopta un texte déjà existant.
Ce faisant, il rejeta certes la rébellion unilatérale et souveraine, c'est
l'arbitraire pur qui fait la loi. Mais il consacra, par la loi, l'enclave
policière que constituent les espaces occupés par des jeunes qui ne peuvent
en occuper d'autres et qui, n'occupant que ceux-là, ne peuvent que s'occuper
par l'occupation des espaces, leur appropriation, et la gêne d'autrui, voire
la violence à son égard. L'enclave policière : voilà ce que la loi se borne
à constater lorsque l'imagination de ceux qui la conçoivent n'a pour seul
horizon qu'enfermer jeunes et policiers dans un dialogue reclus, dialogue
sans fin ni finalité. La loi se plaît à intimer aux policiers l'injonction
de dire à des jeunes d'aller s'occuper autrement, feignant d'ignorer que
l'occupation des espaces communs est la seule occupation qui leur reste,
lorsque ni l'école ni le marché du travail ne les accueillent.
On ne sera pas surpris, dans ces conditions, que ces situations sans horizon
débouchent, par définition, sur des configurations d'escalade. Les policiers
étant les seuls acteurs sociaux investis par la loi pour faire face aux
situations générées par l'oisiveté des jeunes (hommes) des grands ensembles,
leurs ressources restant toutefois toujours les mêmes (le contrôle
d'identité et la contrainte), il n'est pas surprenant de constater une
cristallisation des situations tendues au pied des immeubles des cités. La
loi sur la sécurité quotidienne, sur ce chapitre, prend bonne note des
situations impossibles dans les cités urbaines, et se contente, en les
enregistrant, de pérenniser les pratiques qui, c'est le propre des logiques
d'escalade, contribuent à les rendre plus impossibles encore. Ces îlots de
jeu tendu que sont les pieds d'immeuble et les cages d'escalier, la loi les
consacre, et jette avec un égal mépris policiers et jeunes dans un face à
face sans horizon, à l'envi répété. La loi abdique aux relations ancrées
entre les jeunes et les policiers le privilège de faire le droit, et prend
acte de la permanente imminence de la violence dans de telles situations.
Les cages d'escalier ainsi honorées par la loi deviennent des zones d'un
droit autre, que les mêmes députés se plaisent souvent à décrire comme « de
non-droit » : zones dont la paix publique est garantie par des rapports
fortement interpersonnels, qui reposent de ce fait sur une forte
probabilité, partagée des deux côtés, d'arbitraire et de recours à la
violence.
L'enseignement qu'il faut tirer de ce petit épisode législatif apparaît très
nettement. Saisis par la loi, les ensembles urbains révèlent la peur des
politiques à leur égard. En réponse à cette peur, la solution d'exercice
d'une souveraineté aveugle, d'un droit parfaitement inique, ne semble jamais
loin. C'était la solution, en l'occurrence, sénatoriale. Face à cela, la
prudence politique, que veut incarner le gouvernement, ne lui inspire que
l'abandon des situations de force en l'état. Rien de surprenant à voir des
potentialités violentes se répéter dans ces cages d'escalier. Rien de
surprenant non plus à voir ces pieds d'immeuble ou ces cages d'escalier
faire l'objet d'investissements passionnels, de revendications territoriales
et collectives, dont l'enjeu semble, vu de loin, absurde. Rien de surprenant
enfin à voir des jeunes prêts à tout risquer pour la défense de l'intégrité
de leur portion de hall d'entrée, face à des policiers que tout met en
devoir d'adopter des comportements identiques. Dans une telle logique de
mimétisme consolidé par le droit, où la loi se fait seulement vertu de
rendre plus probable ce qui est déjà, la violence s'érige en terme majeur
des échanges entre les policiers et les jeunes, en horizon d'attente, en
règle du jeu ; règle que le gouvernement Jospin se plut en l'occurrence à
faire loi.
Ce texte est extrait du recueil Contre les politiques sécuritaires et
l'apartheid social(L'Esprit frappeur, juin 2002), publié par le Réseau
contre la fabrique de la haine
Sociologue des institutions pénales, Fabien Jobard vient de publier Bavures
policières ? La force publique et son usage(La Découverte, « textes à
l'appui », 2002).