Faux passeports: une bombe à retardement?
Une inquiétante épidémie
C'est en Italie que se sont produits les premiers remous. La saison passée, les obscures conditions d'obtention de la nationalité italienne par des joueurs sud-américains comme Veron (dont le procès devrait s'ouvrir l'an prochain) avaient fait grand bruit, et lancé une vague de suspicions et d'investigations. Aujourd'hui, c'est Dida, le gardien brésilien du Milan AC, qui est mis en examen pour usage de faux passeport, et de nombreuses instructions s'intéressent aux cas de Warley et Alberto (Udinese), Ayala et Chamot (Milan AC) ou Almeyda (Parme). Relayées dans d'autres pays européens, elles ont révélé l'existence de véritables réseaux organisés, gravitant autour de certains agents de joueurs et impliquant diverses organisations mafieuses, voire certains clubs. Le Portugal a récemment révélé un vol massif de passeport dans plusieurs de ses consulats en Europe, et une commission parlementaire a été chargée d'enquêter sur d'éventuelles complicités dans l'administration lusitanienne (voir Gazette 15). La police luxembourgeoise a également découvert en début d'année un réseau brésilien, ce qui n'étonnera pas les parlementaires de ce pays qui croient en l'origine de ces filières sur leur sol (voir Brésil, triste carnaval).
Si la cascade des révélations se poursuit et si les enquêtes judiciaires mettent à jour les méthodes, les clubs ne pourront longtemps jouer aux blanches colombes flouées par de méchants managers. En Italie, la justice soupçonne certains dirigeants de complicité active. Mais il est surtout significatif d'observer leur attitude sur le marché international des joueurs et leur façon de jouer avec les règlements, notamment en France, en Espagne et en Italie, où il est interdit d'aligner plus de trois joueurs "non-communautaires" (à l'exception d'un seul autre s'il réside depuis trois ans dans l'Union européenne). L'arrêt Bosman en son temps avait fait hurler des clubs qui aujourd'hui emploient tous les moyens pour multinationaliser leurs équipes en décrochant des passeports comme par magie et en jouant avec comme d'un jeu de cartes. "Ce soir, tu sera assimilé Danois, et on fera jouer le Colombien avec son permis de conduire espagnol".
France: sur la voie de Garay
Le foot français ne s'est montré concerné que lorsque la Ligue a dû tout récemment affronter la requête de l'AS Nancy-Lorraine, qualifiée d'"affaire Garay" et concernant l'Italo-argentin de Strasbourg, dont on a appris qu'il avait évolué la saison dernière avec un faux passeport, disputant 22 matches et quelques minutes du derby Nancy-Strasbourg du 8 avril (2-3). Accusant les Alsaciens d'avoir de fait triché, Jacques Rousselot, le président de l'ASNL a demandé la réintégration de son club en D1, ainsi qu'une compensation financière de 70 MF. Le volet sportif de cette demande a peu de chances d'aboutir, les résultats d'une compétition ne pouvant plus être modifiés passé le délai des réclamations. En revanche, Nancy peut espérer obtenir une réparation financière devant une juridiction civile. Le club s'était déjà senti floué en raison de l'absence de sanctions graves prises à la suite du tristement célèbre OM-Monaco (Nancy n'avait été relégué que pour une différence de deux buts avec Marseille), il a décidé de mettre les pieds dans le plat et de "monter un dossier". Verra-t-il vraiment le jour?
Patrick Proisy a pour sa part annoncé son intention de mener une action en justice contre son ancien joueur afin d'annuler le transfert et de récupérer l'indemnité. Une agressivité un peu tardive, alors que les dirigeants savaient depuis le 26 mai que le passeport de leur joueur n'était pas valide, à la suite d'un contrôle des douanes allemandes (le RCS revenait d'une tournée en Malaisie)...
Contrôle des papiers mais immunité des clubs
La Ligue a réagi en annonçant une vaste opération de vérification des papiers de tous les joueurs étrangers de D1 et D2, en liaison avec le ministère des affaires étrangères et les services des douanes. Proclamé ainsi, cela ressemble à une efficace opération de police, mais au-delà, Gérard Bourgoin a précisé que "si des faux passeports ou des passeports de complaisance étaient découverts, les joueurs incriminés ne pourraient continuer à jouer dans nos compétitions, mais il n'y aurait pas de sanctions à l'égard des clubs qui se seraient fait piéger" (L'Equipe 29/11). Une déclaration assez extraordinaire: la Ligue garantit l'impunité aux clubs, qui sont déjà présentées comme des victimes. Il ne sera donc pas question d'imputer une quelconque responsabilité aux dirigeants, ni même de les soupçonner de complaisance. C'est un peu comme si une entreprise ne pouvait être en rien responsable d'employer des travailleurs clandestins...
La "vague sud-américaine" avait été très médiatisée en début de saison, elle pourrait l'être à nouveau, sous un autre jour, s'il se révélait comme on peut le craindre que les vérifications de la part des clubs et surtout des instances soient restées très sommaires. Leur responsabilité est au moins là, dans ce laxisme coupable. Reste à vérifier si elle n'est pas impliquée plus directement dans l'organisation des trafics. Dans quelques semaines, on devrait en tout cas savoir si l'enquête actuelle expose de nouveaux noms ou montre plutôt l'exemplarité du football français...
Des Stéphanois multicartes
Ce n'est donc pas la panique, mais la révélation d'une autre contestation franco-française a renforcé le doute. Le Toulouse FC a saisi la Ligue après avoir constaté sur la feuille du match Saint-Etienne-Toulouse que Levytsky, et surtout Alex, avaient changé de nationalité depuis le match aller. Le premier, d'Ukrainien était devenu grec, le second de Portugais était redevenu Brésilien. Alain Bompard a déclaré que le changement pour l'attaquant avait été effectué "parce qu'une place d'étranger s'est libérée avec le départ de Panov. (...) J'ai exercé un premier contrôle au sein de mon club, il y a quelques semaines. Il n'a rien révélé. J'ai à nouveau demandé un autre contrôle par mesure de sécurité. Sur ce dossier, je ne prêche que ma bonne foi" (AFP 06/12).
Ce serait plus facile à croire si certains éléments ne dessinaient une réalité plus troublante. D'abord, Gérard Soler a contredit son patron et laissé entendre que c'était effectivement une mesure de précaution, admettant que des doutes étaient donc possibles sur le passeport portugais d'Alex. Ensuite, il faut se rappeler qu'à la veille de Saint-Etienne-Lyon, le 7 septembre, Jean-Michel Aulas avait menacé de porter des réclamations si Alex était aligné, sans en préciser les motifs. Alex n'avait pas joué, au prétexte d'un départ quasiment conclu vers le Betis Seville. Aujourd'hui, Robert Nouzaret affirme qu'il y avait une autre raison, et rappelle que Gérard Soler était le seul en charge de ces dossiers (L'Equipe 06/12).
Cette affaire, dans laquelle rien n'est aujourd'hui établi, comporte une évidente dimension de règlement de compte et on en verra les suites éventuelles. Mais elle révèle malgré tout des aspects "intéressants" des pratiques actuelles.
C'est ainsi que Jean-Michel Aulas, vice-président de la Ligue, peut efficacement menacer un adversaire de révéler des informations qu'il détient. Avec Alain Bompard, vice-président de la Ligue, ils trouvent un arrangement, personne ne parle et tout le monde est content. D'autre part, l'AS Saint-Etienne montre comment on gère les contraintes de nationalité dans un effectif insuffisamment "communautaire". Ce club, comme d'autres, a vraisemblablement dépassé ses capacités en recrues internationales et il en fait les frais. Espérons qu'il n'ait pas aussi franchi la ligne blanche en voulant un peu forcer les identités des uns et des autres.
Bien sûr, ces affaires —qui touchent aux petits arrangements d'un milieu qui a pris l'habitude de vivre avec un implicite statut d'extraterritorialité vis-à-vis de la loi commune— ont toutes les chances d'être amorties en douceur. Mais d'éventuelles recherches de la justice auraient vite fait de démêler les grosses ficelles employées.
Ces secousses surviennent à un moment où un "arrêt Tibor Balog" (du nom du footballeur hongrois qui a porté son cas devant la Cour européenne de justice) pourrait étendre l'arrêt Bosman à tous les joueurs issus de pays ayant des accords de coopération ou d'association avec l'Union européenne. Si les juges de Luxembourg tranchent en sa faveur, c'est un contingent supplémentaire de joueurs dont les mouvements ne seront plus entravés par la règle des quotas. Le problème des passeports se posera alors très différemment... Mais on touche là à la question des transferts et c'est une autre histoire.