Football et politique en Angleterre : aujourd'hui
Après un long silence radio sur le front politico-social dans le football anglais, on enregistre enfin un sensible regain de mobilisations.
L'activisme dans le foot anglais is back. Ou plutôt, quelques voix s'élèvent ici et là depuis peu. Un épiphénomène à l'échelle du football mais qui tranche avec l'indifférence observée pendant trente ans.
Le succès est même parfois au rendez-vous, comme l'ont montré les campagnes de Marcus Rashford qui ont fait plier Boris Johnson à trois reprises en 2020, tout en collectant vingt millions de livres en dons alimentaires et financiers.
À l'origine de ce retour au-devant de la scène, trois facteurs principaux interconnectés : la révolution des réseaux sociaux, les radicales politiques d'austérité des gouvernements conservateurs depuis 2010 et l'explosion de la précarité et des inégalités sociales.
Austérité, Brexit et polarisation
Après une longue accalmie (lire "Football et politique en Angleterre : hier"), le retour au pouvoir des conservateurs en mai 2010 a ravivé la fibre militante, et aussi fait sortir du bois quelques grognards.
Entre 2010 et 2019, dans le cadre de sa "politique d'austérité" et des efficiency savings (la formule novlangue désignant les coupes budgétaires tous azimuts), le gouvernement vend plus de 200 terrains de sport scolaires. Une pratique popularisée sous Margaret Thatcher et John Major (10.000 avaient été vendus entre 1979 et 1997) et poursuivie, à faible échelle, par les Travaillistes de 1997 à 2010.
Les conservateurs réduisent également de 160 millions de livres la dotation sportive aux écoles anglaises en supprimant 450 programmes "SSP" (School Sport Partnerships). Ces partenariats, lancés en 2002 et gérés par du personnel qualifié, étaient vitaux pour des milliers d'écoles (et d'écoliers, car pratiquer le sport coûte cher outre-Manche). Devant le tollé, une partie de ces suppressions sera annulée, mais à un an des Jeux Olympiques de Londres, cela fait tache.
En juillet 2011, cette situation fait sortir de ses gonds Sam Allardyce, alors entraîneur de West Ham, qui révèle à l'occasion voter travailliste. Il attaque Thatcher, qu'il tient pour responsable de la piètre situation du sport à l'école.
En 2019, sur la station de radio talkSPORT, "Big Sam" fera son coming out, en tant que Brexiter cette fois (un tiers de l'électorat travailliste a voté pour le Brexit, selon divers sondages). Chris Waddle, Peter Shilton et l'inénarrable Neil Warnock, entre autres, lui emboîtent le pas pro-Brexit avec ferveur , et les "Twitter fights" entre anti et pro-UE font rage (Gary Lineker, Jamie Carragher, Peter Reid).

À gauche toute
Seule une poignée de footballeurs ou entraîneurs en activité s'aventure cependant sur ce terrain clivant du Brexit (davantage aujourd'hui, étant entendu que le Brexit est un échec). Joey Barton, manager en Football League depuis cinq ans, a été parmi les premiers à se prononcer contre.
Aux élections générales de 2017, il soutient également Jeremy Corbyn et l'aile gauche du Parti travailliste. Jamie Carragher, consultant sur Sky, a aussi signé quelques virulentes sorties anti-Brexit sur Twitter, s'exposant aux inévitables critiques et autres amabilités lui enjoignant de "se cantonner au football".
Le premier (ex) footballeur connu à s'être signalé (et de quelle manière !), via les réseaux sociaux, en tant que social justice warrior est Neville Southall. Le légendaire gardien d'Everton et du Pays de Galles, le meilleur portier britannique de 1984 au début des années 1990, ancien manœuvre de chantier et militant anti-Tory exalté, est sur tous les fronts et de tous les combats : inclusion, droits LGBT, dénonciation de l'homophobie, défense des travailleuses du sexe, campagnes antiracistes et syndicales, coups de gueule anti-conservateurs, etc.

Quand Corbyn promet, avant les élections de 2017, qu'il forcera la Premier League à reverser 5% de ses revenus au football amateur (contre à peine 0.3% aujourd'hui, via la Football Foundation) si les Travaillistes sont élus, Southall rejoint le camp des "Corbynistas".
"Big Nev" joint aussi le geste à la parole. Depuis des années, il fait dans l'associatif auprès des plus défavorisés, ainsi que du bénévolat dans une école galloise, où il mise sur sa notoriété pour tenter de lever des fonds supplémentaires et utilise le football pour motiver les adolescents décrocheurs.
Il est également poète engagé à ses heures perdues. En 2017, il poste une série de poèmes violemment anti-Tory autour du thème du squelette, que le Guardian qualifie de "surréels"(voir cette interview).
F*** the Tories !
Depuis la fin des années 2010, on voit apparaître un nouveau type de footballeurs politisés et d'activistes, plus directs, surtout marqués à gauche. Le 23 octobre dernier, Paul Mullin, avant-centre vedette de Wrexham (D5 anglaise) [1], poste cette photo sur son compte Instagram :

Le cliché devient viral et Mullin, natif de Merseyside (ce n'est pas un hasard), est sommé par le club de l'effacer, ce qu'il fait. Il ne portera pas ses nouvelles pompes Pas facile d'être un rebelle dans le foot.
L'élection de Trump, la radicalisation à droite et Brexit ont été les catalyseurs. Les treize années de gouvernements conservateurs, très portés sur les dérégulations dures et les coupes sombres, ont fait le reste. La caisse de résonance offerte par les réseaux sociaux, même pour des joueurs de D5, y est aussi pour beaucoup.
Deux camps s'opposent, avec chacun leurs leaders. Le sanguin Liverpudlien Peter Reid est en mode perma-enragée depuis le référendum du Brexit. En 2016, il insulte Donald Trump sur Twitter ("knobhead" connard), puis il pourrit les politiciens pro-Brexit lors de manifestations en 2018, critique les entraîneurs pro-Leave et multiplie les tacles les deux pieds décollés sur les conservateurs.
En mai 2006, à la suite d'un article incendiaire de Boris Johnson sur la ville et les supporters de Liverpool en 2004 (voir en fin d'article), Reid lui avait envoyé à la face, dans un vestiaire plein avant un match caritatif (les "England Legends" contre leurs homologues allemands) : "Ce que vous avez écrit sur les Scousers, c'est ignoble. Mais vous vous prenez pour qui, putain ? Vous êtes un gros connard et une honte."
Johnson s'était écrasé sur le coup ("Il s'est fait dessus", précise Reid dans son autobiographie) mais avait passé sa colère sur les pauvres Allemands...
Deux camps face à face
Reid est imité, en plus soft, par Gary Lineker, présentateur de l'émission Match of the Day sur la BBC, lui aussi ardemment pro-Remain. En tant que vedette de la Beeb, il doit cependant modérer ses propos et est parfois sifflé hors-jeu.
Gary Neville, dit "Red Nev", laboure le même sillon et gratifie ses millions de followersd'amusants tweets anti-Tory, comme lors du scandale du "Partygate" sous Boris Johnson, quand Neville suggéra de renommer le 10 Downing Street "l'Haçienda", la mythique boîte de l'ère "Madchester".
Dans le camp adverse, les pro-Tory et pro-Leave Sol Campbell et Frank Lampard, respectivement récemment entraîneurs en Football League et Premier League, sont particulièrement impliqués.
Conservateur convaincu depuis ses vingt ans, une fois les crampons raccrochés Campbell a cherché à se placer chez les Tories, avec dans le viseur un poste de député en 2015 et la mairie de Londres en 2016. Lampard a également tenté de briguer un strapontin parlementaire. Aucun des deux n'a été sélectionné par le Parti conservateur.

Campbell a déclaré vouloir entrer en politique "car il a beaucoup à offrir et son engagement est capital pour le vote noir". Dans ses diverses interviewes, il se montrera surtout animé par la volonté d'appliquer un programme très néolibéral et inquiet de l'implémentation d'une "mansion tax", un impôt sur les propriétés valant plus de deux millions de livres souhaité par Labour, parti qu'il juge être "le fossoyeur des entrepreneurs ou des gens qui ont réussi". Quand on lui demande si la plupart des footballeurs vote Tory, il répond en riant : "Oui, probablement."
De leur côté, les supporters s'organisent et des petits clubs professionnels ou semi-pros, "alternatifs" et de gauche, grandissent. Parmi eux, Clapton FC, Dulwich Hamlet (D6, presque 3.000 spectateurs de moyenne) ou le célèbre FC United of Manchester (D7, les "Red Rebels"), axé sur la communauté et le "fan ownership" (le FCUM est détenu actuellement par environ 2.500 supporters).
Ces clubs s'inspirent en partie des Hambourgeois du FC St. Pauli (D2) et d'Altona 93 (D5). Des actions ponctuelles, telles les journées "Refugees Welcome" en 2015 lors du "English Football League Day of Solidarity", sont montées, en synergie quelquefois avec le reste de l'Europe.
Si le bilan de cette opération a été encourageant dans les divisions inférieures, seul Aston Villa a répondu à l'appel en Premier League. À l'Emirates, les stadiers ont même interdit une banderole de soutien pour raisons de sécurité Le tandem clubs-joueurs aime se retrancher derrière ce "devoir de réserve" stipulé dans les règlements nationaux et internationaux (pas de "politique").
Les clubs ont pourtant moins de scrupules quand il s'agit de créer des montages pour escroquer le fisc britannique (voir ici à l'intertitre "Un paradis (fiscal) pour le football") ou d'accueillir les bras ouverts des joueurs, dirigeants ou propriétaires douteux.
Cachez ce genou
Plusieurs associations et initiatives en phase avec l'actualité ont vu le jour ou continué à se développer. Des organismes comme Kick it Out ou Show Racism The Red Card (démarré à Newcastle en 1996 grâce à Shaka Hislop, victime d'un acte raciste devant Saint James' Park), sont très actifs, en particulier dans les écoles.
On a aussi vu beaucoup de campagnes de sensibilisation percutantes sur des thèmes divers, tels Rainbow Laces pour les droits LGBT, ou (Football) United Against Knife Crime et No More Red, contre les violences au couteau sur les jeunes, en hausse de 34% depuis 2011. Ces campagnes, d'une manière ou d'une autre, empiètent souvent sur le politique.
Avant les matches, le geste "taking the knee", un genou à terre en solidarité au mouvement Black Lives Matters, a été bien suivi, mais parfois sifflé par une partie du public, comme lors du Angleterre-Roumanie du 6 juin à Middlesbrough ou de la finale de l'Euro 2021 à Wembley.

Boris Johnson refusera de dénoncer les huées et sa ministre de l'Intérieur, Priti Patel, jamais à court d'une provocation, même si elle a témoigné avoir été elle-même fréquemment victime de racisme, alla encore plus loin. Un genou qui fera boycotter le tournoi à un député Tory et agiter furieusement l'épouvantail du "wokisme" aux nombreux médias de droite.
Une Patel reprise de volée par les internationaux Raheem Sterling et Tyrone Mings, souvent à la pointe du combat antiraciste (le premier a reçu un titre MBE en 2021, membre de l'Ordre de l'Empire britannique, pour son travail dans ce domaine ainsi que dans le cadre de sa fondation).
Ces dernières années, supporters et footballeurs ont également collecté des fonds pour les victimes de l'incendie de la tour d'habitation Grenfell à Londres (72 morts, 74 blessés) et mis le focus sur cette tragédie, tristement bien de son temps [2]. Peter Crouch, qui a grandi tout près, impulsa le mouvement et des internationaux anglais, Rashford en tête, relayèrent le message.
Des porte-voix de premier plan
Marcus Rashford, issu d'un quartier défavorisé de Manchester et récompensé en 2021 par un MBE, est en quelque sorte l'héritier des footballeurs socialistes du siècle dernier. Il incarne la nouvelle vague des footballeurs et supporters qui s'engagent, en utilisant les codes du moment (il employait jusqu'à récemment la conseillère en communication-marketing Kelly Hogarth). Sa démarche n'est pas tant politique qu'empreinte d'humanisme, d'humanité.
Le démantèlement de la conscience ouvrière ces dernières décennies, précipitée par la désindustrialisation et l'affaiblissement du syndicalisme, a fait place à une société de services fragmentée et ubérisée.
Même si nombre de footballeurs proviennent toujours des mêmes milieux modestes que leurs prédécesseurs, cette fragmentation a coupé ce lien qui existait autrefois entre les Busby, Shankly, Stein, Clough et leurs origines, le moteur qui les poussait à agir, par fraternité. Il est clair que personne aujourd'hui, à l'ère de l'individualisme et du foot-business, n'ira manifester ou défiler avec des grévistes comme le firent ces illustres anciens.
L'extinction de l'espèce est définitive et espérer une reproduction de l'ancien monde serait utopique. L'érosion de la conscience ouvrière n'empêche évidemment pas la rémanence d'une classe ouvrière et l'émergence d'autres luttes et modes d'action.
Rashford et d'autres symbolisent ce renouveau progressif dans le monde à part du ballon rond. Ils sont à la fois proches et loin des idéaux des Shankly and co, qui vivaient modestement dans des pavillons de banlieue.
Rashford, dépositaire malgré lui de cet héritage, a démontré, en alertant sur la précarité alimentaire et ses corollaires, que le football et ses vedettes peuvent sans risque s'engouffrer dans cet espace, entre politique et militantisme, et faire bouger les choses. Ils disposent de leviers de pression à faire pâlir de jalousie l'opposition.
On pourrait aussi aisément imaginer un footballeur ex-sans-abri, ou victime du mal-logement, lancer une campagne sur ces thèmes ; ou un ancien réfugié alerter sur le traitement affligeant des demandeurs d'asile et la "disparition" d'enfants (dont certains sont kidnappés par des gangs), l'un des scandales britanniques insuffisamment médiatisés du moment.
Le succès du Mancunien est déclinable et fait des émules. David Wheeler, joueur chevronné de Football League, s'est récemment élevé dans le Guardian contre les abus de l'industrie du pari sportif, omniprésente dans le football.
Renverser la table
Des élans prométhéens annonciateurs d'une nouvelle aube hybride, qui s'oriente vers un activisme soft s'articulant autour de sensibilisations, de bonnes causes, de campagnes humanitaires, pour les droits humains ou contre les discriminations.
Un ensemble d'actions collectives et individuelles qui pourrait par exemple s'appuyer sur une coopération plus marquée avec les fondations de club, brillante invention anglaise enfantée douloureusement dans le marasme des eighties, comme cela est déjà (trop timidement) le cas, par exemple à Middlesbrough FC avec les réfugiés via la MFC Foundation (voir ici).
Le football, par son universalité et sa puissance médiatique hors norme, peut devenir un vecteur de changement dans un paysage contemporain sans cesse chamboulé et en renouvellement constant (un coup de balai "dégagiste" au sommet des instances ne serait cependant pas de trop pour accélérer la transition).
Le rôle social du football, célébré à l'envi par les politiciens, doit s'affirmer et s'inspirer de ce que des disciplines naturellement plus subversives, tels l'art, la littérature ou le cinéma, savent parfois déclencher.
Dans les années 1960, deux téléfilms de Ken Loach défièrent le statu quo et contribuèrent ainsi grandement à faire évoluer les mentalités et la législation. Up the Junction en 1965, sur la question de l'avortement (interdit et pratiqué sauvagement), bouleversa l'opinion publique et nourrit le débat qui déboucha sur sa légalisation en 1967. Cathy Come Home, sur un autre thème, eut le même effet peu après.
Le football ne jouit ni de la liberté de l'art ni du pouvoir réformateur du cinéma, mais il peut efficacement mettre la lumière sur des sujets invisibilisés, et ainsi (r)éveiller les consciences. Les clubs anglais ont beau toujours avoir appartenu aux classes dirigeantes ("à la bourgeoisie capitaliste", comme l'a écrit David Peace), le football, d'essence populaire, a les moyens de s'extraire de sa bulle dorée pour se reconnecter avec ses racines et un passé plus engagé.
Son immense médiatisation planétaire depuis une trentaine d'années, en le projetant dans une nouvelle dimension, a permis sa réinvention. Le football doit porter de nouvelles valeurs, un nouveau "projet", en prise avec son temps. Sur ce plan-là aussi, il peut se réinventer.
LIRE AUSSI
Football et politique en Angleterre : hier
[1] Wrexham n'évolue qu'en D5 mais le club, repris en 2021 par le duo hollywoodien Ryan Reynolds-Rob McElhenney, attire 10.000 spectateurs de moyenne et paie généreusement ses joueurs. Paul Mullin, touche par exemple 20 000 livres par mois. L'écho médiatique donné à cet incident a donc été conséquent.
[2] Un drame sociopolitique, car intimement lié aux inégalités sociales et à la dérégulation (ou laxisme réglementaire) si chère aux conservateurs, tenus par les lobbies et donateurs qui financent le parti. Lors de la rénovation de cet immeuble entre 2014 et 2016 (logements sociaux occupés par une population multiculturelle et pauvre), pour rogner sur les coûts, l'installateur (avec l'aval de la municipalité du Royal Borough of Kensington and Chelsea) avait utilisé pour le bardage des revêtements hautement inflammables. La liste des défaillances et incompétences est consternante (aucun système d'extincteurs automatiques, une seule sortie de secours, etc.