À la Ligue, Judge Fred fait la loi
L'arrangement à 50 millions d'euros entre la LFP et l'AS Monaco montre une conception très particulière du droit. Dont l'instance est malheureusement coutumière.
Dans Judge Dredd, Sylvester Stallone déclare: "La loi, c’est moi". Frédéric Thiriez est avocat au Conseil et président d’une Ligue professionnelle, mais il n’est ni Judge Fredd ni législateur. Universalité de la loi, égalité de tous devant la loi, autant de principes dont la LFP semble s’amuser selon la nature des enjeux en présence – entre extrême sévérité pour les uns et petits arrangements avec les autres.
Pur opportunisme
Le 21 mars 2013, le Conseil d’administration de la LFP décide de modifier l’article 100 des règlements administratifs de la LFP en matière de domiciliation sportive. À compter du 1er juin 2014, le siège de la direction effective de la société constituant un club de Ligue 1 ou de Ligue 2 doit impérativement être implanté sur le territoire français. Cette décision intervient alors même que Dmitri Rybolovlev vient d’acheter le club de l’AS Monaco et promet d’y investir substantiellement. Premier constat: un règlement centenaire à caractère universel fait donc soudainement l’objet d’une modification à objet individuel. Moralement, la méthode interpelle en ce qu’elle fait de la norme un outil malléable. Le régime fiscal dérogatoire de l’AS Monaco, accepté durant des décennies, devient donc inéquitable parce que son propriétaire est fortuné. Juridiquement, prendre une mesure réglementaire pour régir une situation individuelle est peu commun. Et ce d’autant plus que le droit considère bien souvent qu’un long silence devant un régime dérogatoire vaut acceptation tacite, et qu’une différence de situation (géographique et politique, en l’espèce) justifie une différence de traitement.
Cette manœuvre, de pur opportunisme économique, est néanmoins juridiquement difficilement contestable. En revanche, l’issue du différend qu’elle a fait naître entre l’AS Monaco et la LFP l’est bien davantage. En effet, dans une décision en date du 23 janvier 2014, soit six jours avant l’audience au fond au Conseil d’État, le Conseil d’administration de la LFP a autorisé son président à "finaliser la transaction" avec l’AS Monaco (lire aussi "Le dessus de table de l'AS Monaco").
Carte "Sortez de prison"
Régler un différend individuel par un mode alternatif comme la transaction est courant et vertueux. Autoriser une entité à s’abstraire de l’impérativité d’un texte à portée universelle est, en principe, parfaitement illégal [1]. Il ne s’agit pas ici d’une transaction mettant fin à un litige de droit privé [2], ni d'un arrangement pénal ou fiscal soldant une infraction passée, mais bien du paiement d’un "droit de ne pas respecter le droit pour l’avenir", si l'on peut dire. Car l’AS Monaco ne sera pas moins en infraction au 1er juin 2014 après avoir versé les 50 millions d’euros convenus. La LFP a simplement renoncé, contre de l’argent, à ne pas faire appliquer le droit qu’elle a elle-même établi [3].
Cette transaction, manifestement motivée par d’autres ambitions que le respect du droit, de la morale ou de l’équité, souffre donc d’une faiblesse originelle. D’une part, elle pourrait être illégale, car contraire à l’ordre public. D’autre part, elle n’est opposable qu’à la LFP... ce qui autorise tout tiers [4] à faire valoir le non-respect par l’AS Monaco dudit article 100. Rien ne semble interdire à chaque club de Ligue 1 de transiger avec l’AS Monaco la renonciation à tous recours contre le versement d’une somme d'argent. Le seul moyen de donner l’apparence de respecter le droit serait d’abroger cet article 100 avant qu’il n’entre en vigueur, alors même qu’il n’est précisé, ni les modalités de calcul du montant de 50 millions, ni pour quelle durée l’AS Monaco bénéficie de cette carte "Sortez de prison". Mais ce serait définitivement reconnaître que règlements et recours juridictionnels n’ont d’autre objet, dans l’esprit de la LFP, que de servir de levier financier.
Satisfaction des diffuseurs
Cette conception pécuniaire et utilitariste du droit et de ses principes heurte d’autant plus que cet épisode n’est guère isolé. Le week-end dernier, la ville de Bordeaux a pris, pour des raisons de sécurité, un arrêté interdisant la tenue de toute rencontre sportive sur les pelouses communales – dont le match entre les Girondins et l'AS Saint-Étienne. La LFP a choisi de passer outre afin de ne pas contrarier les diffuseurs. Elle a donc invoqué l’article 546 de son règlement, lequel prévoit l’inopposabilité par un propriétaire d’une interdiction d’accès à son terrain. Juridiquement, on peut s’étonner qu’un règlement sportif puisse permettre de passer outre une décision de police administrative garante de l’ordre public. Moralement, on peut s’inquiéter du fait que la satisfaction d’un diffuseur prenne le pas sur la sécurité des joueurs et des spectateurs présents au stade.
Pourtant, l’étonnement ne peut qu’être feint. En effet, la LFP montre depuis longtemps que les considérations financières et l’intérêt de ses diffuseurs priment sur la sécurité ou les libertés des spectateurs. Le conflit actuel avec le collectif Ligue 2 est à cet égard probant. Au-delà de la question d’une programmation horaire qui fait primer le téléspectateur sur le spectateur, ce différend traduit le peu d’égard de la LFP pour la liberté d’expression des supporters. Celle-ci a donc menacé les clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 de les sanctionner si eux-mêmes ne sanctionnent pas leurs supporters se réclamant de leur droit à contester, par le truchement de banderoles, les horaires de programmation (lire "SOS Ligue 2 attaque la LFP en justice"). Ce commandement aux clubs de méconnaître leurs droits fondamentaux aux supporters semble pourtant n’interpeller personne.
L'ordre et la sécurité
Ce traitement fait écho à celui subi par les supporters matériellement les plus investis. En proposant explicitement d’interdire tous les déplacements de supporters (lire "La disparition programmée des Ultras"), la LFP se montre à nouveau encline à méconnaître un droit fondamental: la liberté d’aller et venir. S’il est possible d’interdire, individuellement et dans des circonstances de temps et de lieu précisément circonscrites, le déplacement de certaines personnes en vue de prévenir des troubles à l’ordre public, une interdiction absolue serait irrémédiablement illégale. Paradoxalement, la LFP invoque à cet effet la sécurité des spectateurs… cette même sécurité qu’elle leur dénie lorsque les conditions climatiques sont source de péril. La LFP invoque à cet effet la sauvegarde de l’ordre public… ce même ordre public qu’elle méconnaît en exigeant la tenue d’une rencontre sportive.
Annoncer vouloir méconnaître le droit pour menacer les éléments contestataires et plaire aux investisseurs est parfaitement symptomatique d’une dérive obsessionnelle de la LFP: valoriser les droits de retransmission.
[1] Lire à ce sujet la tribune de mon confrère Me Berthelot : "La Ligue réinvente les 'indulgences'".
[2] L’article 2044 du code civil énonce que la transaction est "un contrat par lequel les parties terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître".
[3] Pour rappel, l’article 433-1 du code pénal énonce qu’est "puni de dix ans d'emprisonnement et de 150.000 euros d'amende le fait, par quiconque, de proposer, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques à une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public, pour elle-même ou pour autrui, afin […] qu'elle accomplisse ou s'abstienne d'accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat, ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat".
[4] Les articles 2051 et 2052 du code civil disposent que "la transaction faite par l'un des intéressés ne lie point les autres intéressés" et que "les transactions ont, entre les parties, l'autorité de la chose jugée".