La boîte à chants
"Nous entrons dans une ère où les stades, même les plus abandonnés, sonneront toujours plein, sans plus d'égard pour ce qui s'y déroule."
Au début du football à huis clos généralisé – et plus encore à la lointaine époque où le huis clos ne s'inscrivait dans notre imaginaire que comme sanction administrative prononcée à la suite des débordements d'une tribune –, l'environnement sonore des rencontres avait pour lui d'éveiller la curiosité, tant il accouchait d'un spectacle déroutant.
S'il n'y avait pas eu autant de moumoute protectrice et filtrante sur les microphones, on aurait peut-être pu entendre les giboulées de mars ou le vent d'avril, ce qui aurait donné au football un surcroît de naturalisme, évoquant ces impressions seulement perceptibles sous les toits des chambres étudiantes, lorsqu'un velux subit les éléments.
Ce printemps, aucune magie de nos nuits d'orages à attendre la fin du monde ne sera cependant parvenue jusqu'à nos ensembles Dolby Surround d'adultes désormais salariés. Affaire de réglages, de positionnement des capteurs, d'ingénieurs du son?
Un peu comme si le Kevin Shields de Loveless mixait le football en usant d'une pédale d'effets dont les potards oscilleraient uniquement entre le silence et le vide, l'ambiance des stades à huis clos aura été faite, en ces premiers temps déraisonnables, de cris lointains perdus dans le néant des villes confinées, d'impressions étouffées et de frappes toujours trop écrasées, dont l'écho nous parviendrait depuis un aquarium à la vitre duquel elles se cognent en essayant, en vain, de s'échapper.
Quête de normalité
Puis, après l'interruption, est venu le temps de la reprise du football comme divertissement télévisuel. Le sport, dans la torpeur d'un été commençant, n'était plus à prendre: il était à ramasser, pour tenter d'exorciser l'expérience traumatique inédite vécue par les populations en tentant d'émettre enfin sur leurs écrans un semblant de programme évoquant une période banale.
Sans doute cette quête – compréhensible – de normalité a-t-elle dérapé dès l'instant où les jours d'après se sont manifestés sous la forme d'une quelconque rencontre de Coupe d'Allemagne au cours de laquelle j'ai pu constater, non sans effarement, qu'une ambiance de stade enrobait la logorrhée habituelle des commentateurs.
Hésitations, dissonance cognitive, puis désenchantement: dans ce stade légitimement vidé par la menace pandémique, qui s'époumonait? Qui tambourinait, qui animait l'enceinte, chantant la gloire des joueurs locaux? Qui réagirait aux gestes remarquables, lancerait à l'occasion une bronca cathartique, comme une audience de comparution immédiate rend un jugement expéditif? Et qui exulterait au prochain but?
Pas les sièges vides innombrables mais silencieux, pas les staffs bruyants mais trop peu nombreux, pas les pixels supportariaux bientôt audacieusement créés par un diffuseur espagnol facétieux. Qui, alors ? Il fallait se rendre à l'évidence: reprenant gisant au sol le flambeau de la télévision low-cost, laissé là il y a bien longtemps par les têtes pensantes d'AB Productions, les diffuseurs européens avaient conçu leur legs à l'humanité convalescente: la boîte à chants.
Raccrocher les wagons de la passion
Comme, semble-t-il, l'adolescent dévoreur de sitcoms des années 1990, le téléspectateur de la chose footballistique exigeait de vivre quelques émotions, fût-ce par procuration. Et voici que, comme en d'autres temps la boîte à rires intervenait pour suppléer à la fois l'absence de public – liée à des conditions de tournage confinant au fordisme – et les dialogues indigents aux traits d'humour hasardeux, la boîte à chants rythmerait désormais des rencontres dont le manque d'intensité deviendrait rapidement la caractéristique la plus palpable.
Ainsi apprenait-on, au gré de recherches effectuées à ce sujet, que l'opération pouvait mobiliser plusieurs techniciens, disposant d'une grande variété de pistes son et employés, en temps réel, à tenter de raccrocher artificiellement les wagons de la passion en apportant l'empreinte sonore la plus typique possible aux situations qu'ils étaient chargés d'interpréter, se substituant en cela aux foules peuplant les tribunes, tels des Gustave Le Bon performatifs du divertissement sportif.
Entre le football réel et le football diffusé venait donc s'insérer ce nouvel acteur du storytelling, complétant fort bien un réalisateur – ce site s'en est tant de fois fait l'écho – à l'influence toujours plus envahissante.
Le tableau qui se dessine ainsi esquisse un basculement plus important encore que l'évidente artificialisation du rapport au public, qui fait du jeu vidéo son modèle, comme en témoignent les grossières expérimentations visuelles des tribunes espagnoles développées sur un moteur graphique de MegaDrive.
Traces de présence humaine
Car ce qui se joue là ressemble bien plutôt au stade ultime de l'industrialisation, non pas via l'entrée dans l'ère de la marchandisation (laquelle a commencé depuis bien trop longtemps pour être encore soulignée), mais plus sûrement par une évolution définitive de la division scientifique du travail dans le spectacle footballistique, achevant en quelques semaines l'optimisation de son processus de production pour en chasser le réel et ses incongruités, habituellement dispersées par la voix de peuplades naïves, tout en conservant son apparence, et l'affirmation de cette apparence.
Il y a peu encore, un stade vivait encore une existence autonome, laquelle nous était répercutée sous la forme de la retransmission télévisuelle.
L'acoustique du lieu; le grondement face à la menace d'une relégation ou d'une offre publique d'achat hostile par un fonds de pensions indélicat; la joie simple et sincère exprimée à la vue d'un latéral sans talent découpant un ailier tricoteur d'un viril tacle glissé; le flottement suivant l'occasion de trop manquée par un attaquant déjà décrié; l'omniprésence d'un capo à mégaphone, le dos tourné au terrain et à ses acteurs pour haranguer en embrassant du regard et de son torse nu une tribune debout qui sent le mauvais cannabis et la transpiration.
En un mot: l'éructation perpétuellement possible de l'instinctif. À l'échelle de l'économie contemporaine du football: l'irremplaçable trace de la présence humaine, la perruque de l'ouvrier, irrationnelle dans sa prétention à persister au creux d'une production à la chaîne, ses machines-outils ostensiblement technologiques et sa robotisation avancée.
Cette masse d'hommes vivants, le football voudrait la soumettre dans la mesure où l'économie, avant lui puis à travers lui, l'a déjà totalement soumise. Et parvenir ainsi au football comme économie se développant pour elle-même, devenue reflet fidèle de la production télévisuelle du football mais objectivation infidèle des participants jugés marginaux dans son élaboration.
Le confort de la piste son
Bientôt, de la même manière que nous ne parvenons plus à identifier où sont façonnés nos biens manufacturés de consommation courante, nous perdrons de vue – et d'ouïe – que l'environnement sonore du match a pu être autre chose qu'une grossière archive préfabriquée puis reproductible, manipulée par l'employé précaire d'un sous-traitant de l'audiovisuel.
Car après avoir fui si tôt le souffle glaçant du huis clos, qui peut dire si nous supporterons à nouveau les défauts d'un Stadium municipal de Toulouse à 94% vide et 6% apathique au creux de cet éternel hiver que constitue la Ligue 2? Qui peut dire qu'il n'hésitera pas entre le confort de la piste son artificielle peu réactive, mais fatalement cajoleuse, et la léthargie acoustique des jauges réduites pour raisons sanitaires – avec le risque bien réel d'entendre distinctement des cris sinistres un soir de novembre à Sedan?
Et quelle autorité administrative hésitera encore à suspendre une tribune populaire turbulente, assurée désormais qu'en exécutant sévèrement sa sentence, le diffuseur ne lui reprochera plus de retirer son essence au produit fini?
Nous entrons dans une ère où les stades, même les plus abandonnés, sonneront toujours plein, sans plus d'égard pour ce qui s'y déroule. Une ère où les chants du passé ne s'éteindront jamais dans les enceintes de la passivité moderne, recouvrant la surface sonore du football pour le baigner indéfiniment dans sa propre gloire.
Une ère du football où la vérité du terrain sera, à jamais, devenue un moment du faux.