La crise, c'est maintenant?
L'année a commencé avec une averse de mauvaises nouvelles pour une Premier League dont la dette devient abyssale et pour un football français de nouveau dans le rouge..
Auteur : Jérôme Latta
le 28 Jan 2010
Pour avoir des nouvelles de la crise en ce moment, il faut regarder de l'autre côté de la Manche, là où la prospérité apparente est finalement la plus menacée. Le signal d'alarme sur l'endettement des clubs résonne depuis plus d'un an, mais une nouvelle était venue relativiser de façon spectaculaire: avec un contrat de droits de télévision portant le record à 1,3 milliards d'euros annuels, l'avance économique du football anglais ne semblait plus vraiment menacée. Et pourtant, au cœur d'un mercato d'hiver plat comme un lac gelé, les mauvaises nouvelles se sont accumulées. Car à quoi sert la manne télévisuelle quand la League ne verse plus les sommes théoriquement dues à Portsmouth afin de rembourser les sommes dues aux nombreux créanciers du club – parmi lesquels figurent le fisc britannique (qui a demandé sa liquidation judiciaire), mais aussi Chelsea, Tottenham, Rennes ou Lens pour des transferts impayés? Impayés, comme à trois reprises cette saison, les salaires des joueurs de Pompey...
Manchester au-dessus d'un gouffre
On dira que la situation du bon dernier de la Premier League, qui a dépensé sans rime ni raison, n'est pas étonnante en soi. Mais le ciel s'est aussi assombri au-dessus de Manchester United, ci-devant "club le plus riche du monde", champion ces trois dernières saisons. On a beau disposer de ressources incomparables, une dette de près de 800 millions d'euros finit par plomber les perspectives: le résultat opérationnel du club, soit 80 millions de livres en 2008 (Reuters / Le Monde), passe tout entier dans le financement de cette dette, privant MU de marge de manœuvre sur le marché des joueurs. Et tandis que la fronde des supporters s'accentue contre l'actionnaire Malcolm Glazer, les dirigeants envisagent même de profiter de l'embellie des marchés boursiers pour lancer un emprunt obligataire de 500 millions de livres (1).
De son côté, le voisin nouveau riche Manchester City a annoncé une perte de plus de 100 millions d'euros pour l'exercice 2008/2009, Chelsea de 50 millions pour 2009. Liverpool affiche une dette de 370 millions d'euros, Arsenal doit en rembourser 334 pour son nouveau stade... Les clubs de Premier League cumulent 13 milliards de livres de dettes, et les recettes de sponsoring et de marketing sont menacées par les mesures d'économie dans les entreprises.
New deal
Avec son chiffre d'affaires annuel de 2 milliards de livres et son standing sportif intact, le championnat anglais a toutefois une assise solide. Mais les propriétaires richissimes capables de remettre au pot (la famille régnante d'Abu Dhabi possède Manchester City, Roman Abramovitch a converti en capitaux propres un prêt de 700 millions de livres accordé en 2003 à Chelsea) sont des exceptions elles-mêmes très critiquées ("Pour eux, quand il n'y a plus d'argent, il y en a encore", déclarait au Parisien un Arsène Wenger déplorant les "règles différentes" qui s'appliquent à ses deux concurrents). Dépourvus de tels mécènes, mais aussi de candidats à leur rachat, plusieurs clubs pourraient disparaître dans la tourmente, comme West Ham, Tottenham ou Sunderland.
Les actionnaires et les instances sportives, commencent à prendre conscience que l'absence de régulation est finalement nuisible à leurs propres intérêts: l'inflation des salaires des joueurs, en particulier, d'abord favorable à leur puissance financière, finit par les affaiblir. Comme l'exprime un consultant membre de la task force de l'UEFA sur le "fair-play financier" (dont la mise en place sera progressive au cours des trois ans à venir – 2), cité par Les Échos: "Aucune règle légale ou fiscale ne peut empêcher un actionnaire de renflouer un club sur ses propres deniers, mais cela crée un risque systémique pour les autres clubs, qui sont poussés à la surenchère". Ou qui sont simplement relégués hors de l'hyper-élite sportive, faute de moyens.
La C1 dépendance
Car si l'instauration de règles visant à encadrer les dépenses afin de faire respecter un minimum d'équité sportive fait aujourd'hui consensus, on saisit vite ses limites. Depuis une quinzaine d'années, celles de l'après-Bosman, c'est le football tout entier qui a évolué vers un modèle installant une oligarchie de clubs européens dans une position totalement dominante. En amoindrissant toujours plus la logique sportive (celle des surprises, des outsiders, des projets sportifs audacieux et intelligents, des politiques de formation, etc.) au profit de la seule logique économique.
Symbole de cette évolution: une Ligue des champions qui a fait aller l'argent à l'argent et creusé l'écart entre ses membres réguliers et les autres. Et qui a rendu ces cadors de plus en plus dépendants. Écoutons encore les économistes, comme Vincent Chaudel, consultant du cabinet Ineum, à propos de l'Angleterre: "Le risque vient plutôt du fait que le championnat anglais s'est construit avec un big four, c'est-à-dire quatre équipes qui trustent les très rémunératrices places en Ligue des champions. Si une cinquième équipe, soutenue par des investisseurs, comme Manchester City, par exemple, trouble cette hiérarchie, si un membre du big four ne se qualifie plus régulièrement en Ligue des champions, son modèle économique sera ébranlé" (Les Échos). Des limites de "l'élitisme"...
La Ligue 1 sur une mauvaise pente
La France, "bon élève" du football européen (avec l'Allemagne) pour ses règles de gestion plus rigoureuses, échappe-t-elle aux mauvaises nouvelles? Pas vraiment. La Ligue a officialisé un déficit de 33,5 millions d'euros pour les Ligues 1 et 2 en 2008/2009, après trois saisons de bénéfices (pour le détail, lire ici). Et encore 17 millions ont-ils été effacés par les actionnaires... Cette fois, les salaires sont moins en cause (3) que la baisse des revenus liés aux transferts (-50 millions d'euros par rapport à 2007/2008). Exactement là où l'impact de la crise était attendu en France. Le tableau ne va pas embellir, les clubs nationaux ayant battu des records de dépenses cet été (lire "240 millions, ça vaut combien?"). Les pertes pourraient atteindre 100 millions pour la saison en cours...
L'Olympique lyonnais, en particulier, s'est engagé pour plus de 75 millions, alors que les plus-values sont désormais très incertaines sur un marché devenu atone après les coups d'éclats en trompe-l'œil du Real Madrid. Fragilisé économiquement et dans une mauvaise passe sportive, l'OL serait durement touché par la dépression d'une activité "trading de joueurs" qui a beaucoup contribué à sa prospérité (lire "Lyon sur un fil").
Une explosion de la "bulle" footballistique restant improbable à ce jour – hélas, est-on tenté de dire (4) –, la question est de savoir comment les clubs anglais et français (5) vont traverser cette période de dépression, et dans quel état ils vont en sortir. Non seulement eux, mais aussi le football européen en général. Les plus optimistes croiront en un retour de balancier et au rétablissement de véritables modes de régulation. Les autres, instruits de l'exemple de la crise mondiale, ne doutent pas que les rapports de force en sortiront inchangés.
(1) Manchester United a annoncé des résultats avant impôts en nette hausse pour 2008/2009, mais essentiellement par la grâce du transfert de Cristiano Ronaldo au Real, et une progression du chiffres d'affaires de 8,7%.
(2) Le dispositif commencera justement par exiger des clubs qu'ils n'aient pas d'arriérés de paiement de transferts.
(3) Après quatre années inflationnistes (+37%) Les salaires des joueurs, dont la hausse a été contenue à 3% en 2008/2009, seraient en baisse de 5% cette saison – chiffres Les Echos et L'Équipe.
(4) Si une crise économique dévaste l'économie du football, celui-ci sera-t-il moins intéressant pour autant? Les footballeurs seront-ils moins bons s'ils sont moins payés, l'enjeu d'un trophée sera-t-il moins grand si les télévisions ne payent plus des fortunes pour le diffuser, le plaisir d'un but ou d'une victoire sera-t-il altéré à la pensée d'actionnaires privés de dividendes?
(5) On aurait pu aborder la situation des clubs espagnols et italiens, qui connaissent également un endettement spectaculaire et des situations très critiques pour certains d'entre eux.