La Ligue 1 ne passe pas à l'Orange
Devenu plus rare et plus cher sur les écrans de Canal+ et Orange, le foot français s'inquiète – un peu tard – pour son avenir.
Auteur : Jérôme Latta
le 29 Sept 2008
"Ce sont des chiffres grotesques qui n'ont rien à voir avec la réalité". En football, on aime les statistiques, mais le chiffre qui fait jaser en ce début de saison ne concerne par les joueurs, mais les téléspectateurs... Plus exactement le nombre de téléspectateurs qui suivent la Ligue 1 sur Orange Foot, la nouvelle chaîne de l'opérateur de téléphonie qui détient désormais les droits du match du samedi soir.
Les "chiffres grotesques" évoqués par Xavier Couture, directeur des contenus chez Orange, sont ceux des audiences de cette affiche depuis la reprise, qui dépasserait péniblement les 15.000 téléspectateurs. Et en effet, s'il est vrai ou proche de la vérité, ce chiffre est assez grotesque, en ce qu'il renvoie le football français à un niveau d'exposition réservé aux disciplines quasi-confidentielles. Les audiences moyennes de Canal+, la saison passée, s'établissaient à 1,4 millions d'abonnés présents devant le poste.
Canal trois fois moins
Comme prévu (lire "Moins de foot, plus cher"), les dirigeants de club – premiers bénéficiaires du contrat des droits télé et de ses 668 millions annuels – ont lentement pris la mesure des effets pervers du nouveau découpage. Si le pari consistant à ne plus proposer que deux matches décalés au lieu de trois a fonctionné en attirant Orange et en augmentant l'enveloppe globale (1), il a aussi mis à la diète les amateurs de football. Pour les abonnés de Canal+, ce sont deux matches sur trois qui deviennent invisibles...
Quant à souscrire aux services du concurrent, moyennant près de 55 euros si l'on n'est pas client de l'offre "Triple Play" d'Orange (30 euros, auxquels s'ajoutent 16 euros d'abonnement téléphonique, 3 euros de location de la Livebox et 6 euros d'Orange Foot), cela ne permet d'accéder qu'à une seule rencontre supplémentaire. En pleine crise du pouvoir d'achat, le football français, déjà en déficit d'image, affiche une inflation record du prix du match.
Le football à perte
Orange, après avoir refusé toute communication officielle sur ses audiences, a annoncé 50.000 abonnés (2) et avancé le chiffre de 163.000 spectateurs pour le Bordeaux-Marseille du 13 septembre dernier. Un chiffre invérifiable, qui indiquerait que les abonnés ont beaucoup d'amis. Le rythme des abonnements, même conforme aux objectifs, ne comblera que très progressivement et très partiellement le déficit de visibilité pour la Ligue 1 (3). Et si Orange échoue dans son pari industriel, que vaudra le football français dans trois ans, quand il faudra remettre les droits sur le marché?
On n'en est pas là, d'autant que la marque étendard de France Telecom dispose de moyens suffisants pour damer le pion à Canal+ sur le marché de la télé payante, peu en importe le coût, si elle en fait le choix. L'investissement dans le football en tant que produit d'appel est de toute façon conçu comme déficitaire, et le chiffre d'affaires d'Orange est de plus de dix fois celui de son rival... Aussi les prochains appels d'offres seront-ils suivis de près, qu'il s'agisse de ballon rond ou de cinéma.
Tant pis pour Youri
Cette raréfaction du championnat de France sur les écrans une perche tendue aux diffusions pirates sur le Web. Elle aussi est pain bénit pour les multiplex radiophoniques et les live sur Internet, et tant pis pour la majorité de téléspectateurs qui se prive des prestations de Youri Djorkaeff. Christian Karembeu ou Céline Géraud en même temps que de celles de leurs équipes préférées. Les supporters se sont déjà fait entendre, certains réclamant par pétition l'accès au match du samedi via une offre payante accessible depuis d'autres diffuseurs de contenu. Impensable pour Orange, qui veut ramener des clients vers ses services.
En attendant, les présidents de club et la Ligue ont demandé à Orange de faire un effort de communication, estimant que la publicité sur la nouvelle offre avait été insuffisante et confuse. L'opérateur a annoncé une amplification de l'effort, mais le problème restera entier.
Cheptel d'abonnés
Le football est en effet pris au piège de sa propre valeur économique: Orange – plus encore que Canal+, dont l'offre cinéma + football est plus homogène – le réduit à un outil de conquête industrielle, à un élément d'un puzzle qui comprend de la téléphonie fixe et mobile, de la télévision, de l'Internet, du cinéma, etc (4). Cette stratégie peut pourtant s'avérer perdante si elle contribue à dévaloriser le produit lui-même, et si elle continue à considérer les amateurs de football comme un cheptel d'abonnés.
Dissuasif, le nouveau paysage télé-footballistique français pourrait bien drainer les téléspectateurs vers les championnats étrangers, et contribuer à l'érosion de l'intérêt pour la Ligue 1. Sans la diffusion en clair de Canal Football Club le dimanche, conséquence de la mobilisation du printemps, on sait que plus aucune image gratuite de la compétition n'aurait été disponible.
Mauvais signe: les affluences dans les stades sont elles-mêmes en baisse sensible depuis le début de la saison (5). Le football français, déjà morose, est-il entré en récession?
(1) Orange paye 203 millions par an pour bénéficier du match du samedi, de la retransmission de huit rencontres sur téléphones mobiles et d'un magazine hebdomadaire disponible en VOD.
(2) Orange compte 1,4 millions d'abonnés à Orange TV, son service de télévision par ADSL.
(3) Les souscriptions à Orange TV via le satellite ont été compromises par un parc de décodeurs incompatibles.
(4) Certains prêtent à la maison-mère Vivendi d'intégrer Canal+ dans une offre Triple play centrée sur SFR (lire "Le temps est à l'Orange", Télérama du 24 septembre).
(5) 6,5% pour les six premières journées (L'Équipe du 23 septembre).