La science confuse du révélateur
Les télévisions croient qu'elles peuvent mesurer les hors-jeu au centimètre, alors que la marge d'erreur de leur outil est considérable. Démonstration scientifique de l'imprécision du révélateur… dès le départ de la balle.
On sait déjà que le révélateur est imprécis et inutile. Mais pourquoi tout le monde n’est-il pas d’accord? Essayons de convaincre ceux qui ne le sont pas en mesurant concrètement à quel point il est une arnaque. L’article aura peut-être l’air ironique ou parodique? Il ne l’est pas du tout. Il veut apporter la preuve scientifiquement fondée que le révélateur est une arnaque d’un genre particulier: ceux qui l’orchestrent ne voient même pas qu’ils arnaquent tout le monde, en considérant comme insignifiant l’essentiel de la règle du hors-jeu.
Prenons acte que ceux qui posent et interprètent le révélateur ne veulent pas le remettre en cause, en dépit de tous les arguments qui ont été apportés ici, ici, là ou encore là. Pourquoi? Trois possibilités. Soit ils n’ont pas lu les textes, soit ils ne les ont pas compris, soit ils ne sont pas d’accord. En considérant qu’ils ne sont pas d’accord, apportons une nouvelle pierre à l’édifice de dénonciation du révélateur.
Le départ de la balle
Commençons par remettre les choses à leur place. Lorsque la télévision pose son révélateur, elle focalise l’attention sur la ligne tracée, évidemment. Parce que c’est "là", devant ou derrière la ligne (la seule et unique parallèle à la ligne de but passant par le dernier défenseur avant le gardien, en tout cas dans une géométrie euclidienne) qu’on est hors-jeu ou non. La plupart des arguments (dénonçant par exemple les méconnaissances de l’arbitrage, l’absurdité qu’il y a à vouloir arbitrer au millimètre) ont vaillamment contesté la lecture de ce qui se passe autour de cette ligne. Mais voilà le défaut de ces arguments: ils entretiennent l’idée que l’usage peut être défaillant mais que l’outil n'y est pour rien. Donc l’outil reste. L’usage défaillant aussi, hein… Mais il n’est pas considéré comme inhérent à l’outil ("car après tout, être hors-jeu d’un centimètre, c’est être hors-jeu!" peut-on encore nous rétorquer). On va donc essayer de montrer qu'il ne peut pas connaître de bons usages: c’est un mauvais outil.
On oublie un peu vite qu’il ne doit être question de considérer la ligne du hors-jeu qu’à partir du "moment" où la passe est donnée. Or, on ne s’interroge jamais assez sur ce moment de la passe. La télévision met pause, on regarde s’il y a hors-jeu, on avance de quelques images, on recule de quelques images, on regarde si l’épaule ou le pied sont passés devant, et on estime qu’il y a hors-jeu, ou pas du tout. Mais regarde-t-on bien, du côté du passeur, à quel "moment" la télévision a décidé de mettre pause? Jamais. Le révélateur ne s’intéresse qu’à l’endroit où la ligne est posée, et pas au moment où on la regarde: c’est une erreur fondamentale pour juger le hors-jeu.
Instant T
J’imagine que le réalisateur estime qu’il faut mettre pause lorsque le ballon "quitte" le pied du passeur. Mais c’est précis, ça? On n’a même pas l’impression que la télévision a envisagé le problème. Alors que ce problème est LE problème du hors-jeu, qui le rend si difficile à arbitrer.
Regardons l’image (exemple choisi exprès pour le caractère apparemment manifeste du hors-jeu) du second "hors-jeu" de Berbatov ce week-end: qui, en toute bonne foi, peut affirmer que le révélateur est placé non pas au bon endroit, mais au bon moment? Qui peut affirmer que c’est précis? Même en prenant la peine de regarder le ballon partir du pied image par image (ce que la télévision ne fait pas, de toute façon), il suffit que le ballon parte à une vitesse de 3 m/s (presque 11 km/h seulement – ce n’est donc pas une passe appuyée de Gerrard) pour qu'il ait parcouru douze centimètres (trois cents centimètres divisés par vingt-cinq) entre les deux images. Douze centimètres, oui, entre deux images de la télé.
On pourrait évoquer le paradoxe de Zénon pour insinuer que le "moment" de la passe n’existe pas. Mais la philosophie est moins prise au sérieux que les chiffres, alors on va se contenter des faits quantifiables. On part simplement du principe que la télévision ne voit pas bien à quel "moment" exact la passe est donnée – au minimum, admettons qu’elle ne se pose même pas la question et qu’elle peut donc être imprécise quand elle met pause. Ça a l’air indifférent ("Ça se joue à quoi, un dixième de seconde? Deux ou trois, peut-être?"), mais on a commencé à voir que ça ne l’est pas (1/10 de seconde, c’est 2,5 images, c’est 30 centimètres parcourus par notre ballon lent), et on va vite comprendre que c’est grave (grave pour le révélateur, pas en soi).
Démonstration
Une marche dynamique vous fera avancer de deux mètres par seconde (pour info, la marche athlétique en compétition, c’est 3,5 m/s). 2 m/s est plus exactement le seuil au-dessous duquel il est plus efficace de marcher que de courir. On va donc choisir l’hypothèse la plus basse, et estimer qu’un joueur se démarque à au moins deux mètres par seconde (sachant bien, intuitivement, qu’un joueur est plus généralement en train de courir, qu’un bon footing sportif se court à 12 km/h, soit 3,33 m/s, et qu’on est donc bien loin, avec ces 2 m/s, des vitesses généralement concernées par les vérifications qu’il y a hors-jeu). À partir de là, si l’attaquant qui reçoit le ballon avance à 2 m/s, en marchant d’un pas décidé, on doit admettre qu’il progresse de deux-cents centimètres par seconde, soit vingt centimètres tous les dixièmes de seconde.
Conclusion: on se trompe d’un tout petit dixième de seconde, et hop! l’attaquant a fait vingt centimètres. Vingt centimètres! On a vu des arbitres insultés pour moins que ça. Vingt centimètres, encore une fois, en considérant les hypothèses les plus arrangeantes, soit 1) le joueur marche encore, et 2) le réalisateur a mis pause et a affiché sa ligne avec une marge d’erreur d’un dixième de seconde.
À ces vingt centimètres parcourus pendant le dixième de seconde, on peut légitimement ajouter les vingt centimètres en sens inverse lorsque le défenseur monte (toujours en marchant…) pour mettre l’attaquant hors-jeu: en se trompant d’un dixième de seconde au moment de "révéler", on a quarante centimètres d’écart.
Faisons un vœu
Je n’ose proposer le calcul lorsque les joueurs courent et que la passe est appuyée, ce serait trop humiliant pour le révélateur. On m’opposera peut-être que beaucoup de hors-jeu sont vérifiés ou contestés pour des distances d’au moins cinquante centimètres, voire d’un mètre. Je répondrai, tout d’abord, que cinq dixièmes de seconde (le temps qu’il faut à notre joueur lent pour parcourir un mètre) restent une marge d’erreur possible pour la saisie du "moment" de la passe, et qu’on peut donc faire une erreur d’un mètre pour n’avoir pas été très scrupuleux (ce qui serait très difficile, même si la télévision le voulait). J’ajouterai que pour un mètre de distance, on n’a de toutes les façons plus besoin du révélateur, mais, comme pour toutes les distances, d’un arbitre de touche respecté.
On n’obtiendra évidemment pas de la télévision qu’elle se dispense de son outil, sa "réalité augmentée", sa "valeur ajoutée", son si mal nommé "révélateur" (quel voile la télévision soulève-t-elle?). Mais voudra-t-elle au moins intégrer la problématique du moment de la passe? Envisager qu’un hors-jeu ne se situe pas à un moment exact, et donc pas à un endroit précis? Qu’un tout petit dixième de seconde peut engendrer (hypothèse basse) un écart de quarante centimètres? Voudra-t-elle intégrer, au moins, quelques réserves quand elle applique son outil et commente les actions? Peut-être en remplaçant son inexistant instant T par une sorte de zone? Ou peut-être en mentionnant le problème du moment de la passe, de temps en temps? En d’autres termes, saura-t-elle faire preuve de prudence? Voudra-t-elle s’appliquer une petite part des exigences de "professionnalisme" et de "dialogue" qu’elle réclame tant aux arbitres?