La VAR contre la télé
Dispositif télévisuel, l'arbitrage vidéo finit par se retourner contre la télévision, comme l'a illustré le but refusé à Antoine Griezmann lors de Tunisie-France.
Les défauts et contradictions de l'arbitrage vidéo sont si nombreux qu'on peine à les recenser, ce que j'ai cependant tenté de faire dans mon nouveau livre [1]. On peut toutefois difficilement en imaginer preuve plus éclatante que l'accident qui, à la fin de Tunisie-France du récent Mondial, a vu TF1 rendre l'antenne sur un faux résultat.
À la fin de ce match, la structure même des programmes de télévision, cadrés à la minute, voire à la seconde près, selon des impératifs implacables - notamment liés à la diffusion des spots de publicité - a alors explosé (occasionnellement) sous l'impact de la VAR.
Celle-ci est un pur produit de la télévision, hors de laquelle elle n'existerait pas. Sans être les seules, les images télé sont très largement la source des pseudo-preuves que la VAR est censée apporter. L'écrasante majorité des gens de télévision sont, depuis des décennies, imprégnés par l'idéologie de leur média et favorables à l'arbitrage vidéo.
Et cela sans réfléchir deux minutes, d'une part aux effets concrets que celui-ci aurait sur le jeu de football lui-même (qui est une source intarissable - jusqu'à présent - de faramineuses audiences et recettes pour les chaînes), d'autre part de son impact sur la composition des grilles de programmes. La télévision en somme, c'est le Bien et la Force, l'Image c'est la Vérité. Sauf que...

Couac majeur
Nombre de prospecteurs de profit travaillent aux modalités d'introduction des pauses publicitaires pendant les matches et les arrêts de jeu liés à la VAR. Que cette logique-là - tout remplir avec de la pub, y compris les interruptions varesques - soit brutalement contredite par un événement imprévu dépasse l'imagination de ces profiteurs-là.
Un but marqué à la dernière seconde d'un match, une faute signalée à la dernière minute d'une mi-temps, et voilà le système pris les doigts dans le pot de confiture.
Tunisie-France : Griezmann marque à la dernière seconde. TF1, rivée au lancement de ses spots de pub, rend l'antenne et l'arbitrage vidéo entre en piste : but annulé pour hors-jeu. Le 1-1 se transforme en 1-0 ! Magique. Ce n'est pas tous les jours que TF1 rend l'antenne sur un score erroné, qui plus est de l'équipe de France, sa manne favorite.
Le problème va bien au-delà de ce couac majeur. Dans le même temps où les dignitaires du foot (FIFA surtout) vantent abusivement ses mérites, la VAR, d'une certaine façon, s'émancipe et, en outre, la comptabilisation des arrêts de jeu - dont ceux qu'elle provoque - prend son envol.
Largement mise en place pour plaire à la télévision et satisfaire le culte actuel et inconsidéré de l'image dans le public, la VAR vient ici contredire de plein fouet ses instigateurs. C'est L'Apprenti sorcier version foot
Les arrêts de jeu dus à l'examen des images représentaient déjà, en soi, un prolongement sensible des matches - de 3, 4 minutes, surtout lorsque l'arbitre central décidait d'aller vérifier l'action par lui-même sur l'écran vidéo du stade. C'était encore relativement gérable, bien que malaisé, pour les télévisions.
Mais enfin, prévoir des prolongations voire des tirs au but n'était déjà pas un cadeau et la télé en avait pris son parti bon gré mal gré, quitte à supprimer (ou reporter) les programmes suivants annoncés. Ce n'était pas du tout la logique habituelle de la télévision mais bon, "Priorité au direct" entend-on souvent sur les antennes
Segmentation publicitaire
Prolongations et tirs au but : l'exercice était compliqué malgré tout pour des grilles de programme qui alors - et malgré leur nom - ne maîtrisaient plus grand-chose. Et voilà que la FIFA décida, avant ce Mondial 2022, de tenir compte davantage des arrêts de jeu autres que ceux dus à la VAR, ce qui déboucha sur des mini-prolongations de fait allant jusqu'à dix minutes.
Le but non-avoué de la prise en compte de ces pauses est le glissement opéré par la FIFA vers la notion de temps de jeu effectif, centrale au football américain mais dont on ne devine que trop aisément les conséquences pour notre football : tronçonner les matches en une succession de segments entre lesquels la pub évoluera à son aise... non sans risques.
Le nouveau mode de calcul du temps additionnel n'est d'ailleurs pas franchement limpide, et il a tendu à diminuer au fil de cette Coupe du monde. Leur durée serait donc extensible Quels arrêts, au juste, sont pris en compte et en fonction de quoi ? Mystère. Selon une étude de 2018, les coups francs et les remises en jeu (touches, coups de pied de but) sont les plus chronophages.
Pierluigi Collina, président de la commission des arbitres de la FIFA a aussi évoqué, en conférence de presse peu avant le Mondial, les temps de remplacements, de penalties, de célébration, de soins médicaux et de VAR.
L'évolution du foot vers la segmentation publicitaire a été bien identifiée par l'ancien arbitre international Tony Chapron : il y voit même un facteur essentiel dans la naissance de la VAR :
"Cette supercherie technologique m'a amené à me demander d'où vient le VAR. J'ai trouvé son point d'ancrage : la World Cup aux États-Unis en 1994. Le comité d'organisation avait demandé l'instauration de quart-temps pour passer de la pub, comme dans les sports américains () J'y vois bien les prémisses de tout ça." [2].
Réformes non maîtrisées
La FIFA semble se moquer comme de sa première chemise (en soie) que le public du football se lasse de ce magnifique jeu, privé qu'il sera alors de ce qui fait, entre autres, son charme puissant : sa fluidité.
Les "hauts" dirigeants de la FIFA, en premier lieu son président Gianni Infantino, désormais résident du Qatar - c'est plus pratique pour démolir le foot - vident donc allègrement le tas d'or sur lequel ils sont assis en toute inconscience et stupidité. Ainsi va le monde du football.
Plus le football se soumet à la télévision, plus il génère des conséquences redoutables pour lui-même, mais aussi pour les chaînes ; des effets indésirables, difficiles à contrôler, devenus comme autonomes. Ne pas prévoir, ne pas réfléchir, ne pas débattre, c'est mourir. N'être intéressé que par l'argent immédiat c'est mourir aussi.
Gianni Infantino est à ce jour tellement content de lui et loin de la réalité du jeu qu'il risque de sentir plus vite qu'il ne le croit le vent du boulet, incapable qu'il est de vouloir comprendre et percevoir les glissements de plaques tectoniques qui menacent le foot. Il en sera une des premières victimes.
Mise en place de la VAR et nouveau calcul du temps additionnel marquent une différence de nature et une régression par rapport aux changements de règles des années 1990 [3]. Celles-ci renforçaient la fluidité du jeu alors que la VAR, outre qu'elle fait entrer de plain-pied la télévision dans l'arbitrage officiel du foot (ce qui n'est pas rien !) la met en péril.
La prise en compte accrue des arrêts de jeu augmente encore le temps additionnel et donc l'incertitude quant à la durée des matches. D'un côté les instances du foot sont outrageusement dépendantes de la télévision, de l'autre elles lui posent de sérieux problèmes de gestion de leurs grilles des programmes.
Nous ne sommes pas encore arrivés au "temps de jeu effectif" à l'américaine, mais le processus est en marche. D'ici là, un empirisme géant et des incidents aussi absurdes que cocasses (cf. France-Tunisie et Fribourg-Mayence de Bundesliga en 2018) vont régner. De ce marais d'incertitudes et de réformes non maîtrisées, dans quel état sortira le football ?

[1] La mauvaise farce de l'arbitrage vidéo, éd. Librinova, 2022.
[2] France Football, 28 janvier 2020.
[3] Pas plus de six secondes pour le dégagement du gardien, interdiction pour celui-ci de prendre à la main la passe d'un coéquipier, nombreux ballons disponibles autour du terrain, sanction plus sévère des actes d'antijeu, sortie du joueur ayant nécessité l'intervention des soigneurs, etc.