La vérité au fond de la bouteille
La fin chaotique de Nice-Marseille doit ramener tous les acteurs – supporters, joueurs, staffs, dirigeants, autorités – à toutes leurs responsabilités.
La rencontre s'est achevée sur un ballon abandonné au poteau de corner, peu avant les douze coups de minuit, près de l'endroit où d'autres coups avaient été échangés plus d'une heure auparavant. Passions et indignations n'avaient pas attendu ce coup de sifflet très final pour se déchaîner.
Passons déjà sur les déplorations un peu trop appuyées quant à l'effet des événements sur "l'image de la Ligue 1", même si les dommages sont évidents. Ils tombent fort mal, mais peu de championnats sont exempts de ce type d'incidents, et ceux qui le sont subissent d'autres turpitudes.
À regretter l'absence de public ces derniers mois, on a peut-être trop idéalisé le monde des tribunes et surtout oublié les tensions qui le traversent. La réouverture des stades a eu l'effet d'une brutale décompression, qui favorise vraisemblablement – sans les excuser – les débordements.
Les supporters ont retrouvé leurs problèmes, comme le retour des interdictions de déplacement, et ceux de la Populaire Sud de Nice ont recommencé à en créer, portant un grave préjudice à l'ensemble des ultras et nuisant aux efforts collectifs pour améliorer la situation.
Morale de la provocation
Le football applique une morale remarquablement constante concernant les provocations: les provoqués qui réagissent ont tort et sont sanctionnés. On déplore depuis toujours l'impunité des provocateurs, mais la sanction elle-même n'est pas contestée. En France, on a en mémoire les exemples d'Amoros 1984, Blanc 1998 et Zidane 2006, tous tombés – bêtement, forcément – dans le "piège de la provocation".
Dimitri Payet a réagi à une agression extérieure, et non à la provocation d'un adversaire. Mais, suivant le règlement, il aurait dû être expulsé si le jeu avait repris (de même, probablement, que certains coéquipiers et membres du staff marseillais). Sa responsabilité est engagée dans le mouvement de foule et l'envahissement de terrain, même si elle n'est évidemment pas la seule.
Sa réaction n'en est pas moins humaine, survenant après d'autres jets de bouteille et le précédent de Montpellier, où c'est Valentin Rongier qui avait été atteint. Ces sérieuses circonstances atténuantes pourraient d'ailleurs limiter la longueur de sa suspension.
Quoi qu'il en soit, condamner le geste de Payet ou en faire l'éloge sont deux postures aussi faciles et aussi vaines l'une que l'autre. Dépasser les passions et les subjectivités est une nécessité.
Sanctuarisation de la pelouse
L'incident interroge une notion qui reste implicite: la sanctuarisation du terrain. Elle est relativement récente. Dans les années 1970, on pouvait encore voir des photographes et des individus non identifiés entrer sur la pelouse après les buts. Depuis, les organisateurs ont réglementé à l'extrême les accès au terrain, et de moins en moins toléré toute forme d'intrusion.
Or, après les catastrophes des années 1980, on a abandonné les grillages et les fossés, trop dangereux. En enlevant les barrières matérielles entre les gradins et le terrain, on a renforcé les barrières symboliques, et il a fallu gérer autrement les risques: stewards, vidéosurveillance, unités policières d'intervention, sanctions individuelles ou collectives, etc. [1]
Si les jets de projectiles et les envahissements de terrain choquent autant aujourd'hui, c'est aussi parce qu'on les tolère beaucoup moins. De célèbres jets de scooter, d'éléments de buvette ou de tête de cochon ne sont pas si vieux. En réalité, au cours des quarante dernières années, la situation n'a probablement jamais été meilleure que maintenant [2].
Les débordements n'ont cependant pas disparu, transgressant régulièrement ce principe consensuel selon lequel rien d'extérieur ne doit matériellement interférer avec le jeu, et encore moins menacer l'intégrité physique des joueurs. La lisière entre les gradins et le champ de jeu reste inévitablement une zone de tensions et de risques – voire d'une mansuétude troublante, notamment au poteau de corner.
Dilemme réglementaire et juridique
La gestion de la situation sur le moment n'était pas simple, entre l'application du règlement, forcément un peu ubuesque jusqu'à cette non-reprise du jeu en l'absence de l'adversaire, et les risques de sécurité publique dans un stade encore plein, avec un parcage visiteur occupé.
Pour autant, précisément au nom du principe de sanctuarisation, les représentants de la LFP et de la préfecture auraient pu à bon droit opter pour l'interruption définitive du match au lieu de donner le sentiment que seule la poursuite du spectacle importait: le message passé est d'une coupable ambiguïté puisqu'il revient à tolérer ce qu'on qualifie d'intolérable. Le refus de l'OM de revenir sur la pelouse n'en apparaît que plus légitime.
La gestion "juridique" ne sera pas moins épineuse. La commission de discipline de la Ligue se retrouve devant une situation particulièrement délicate, quant au résultat du match et aux autres sanctions. Elle ne pourra que partiellement se replier derrière la stricte application des règlements: ses décisions seront immanquablement politiques, et susceptibles de contestations devant diverses juridictions.
Les instances ne peuvent en effet se contenter de sanctionner l'OM en gratifiant l'OGCN d'une victoire qui, même au prix de matches à huis clos, donnerait raison à ceux qui s'en sont pris aux joueurs et ont causé l'interruption. L'idée que rejouer la rencontre constituerait la moins mauvaise solution est défendable.
Faire de la (bonne) politique
Il faudra aussi s'interroger sur la nature des relations entre dirigeants et ultras. Si le dialogue est indispensable, et souvent insuffisant, il ne doit pas s'apparenter à une complicité démagogique. Le rituel des présidents en bas des kops a pris un tour pathétique dimanche soir, quand Jean-Pierre Rivère a totalement oublié de condamner les auteurs des agressions, éludant aussi la responsabilité du club organisateur.
Par ailleurs, si les joueurs ont quelques excuses quand la situation dégénère, l'attitude des membres du staff voire des entraîneurs qui se mêlent aux pugilats au lieu de ramener leurs ouailles au calme est particulièrement déplorable [3]. Elle renvoie, notamment à l'égard des décisions arbitrales, à un infantilisme aussi général que banalisé.
Un défilé de démagogues est aussi à craindre, tels ceux qui appellent à dissoudre des groupes déjà dissous – c'est le cas à Nice, et c'est la garantie de rendre la situation la plus ingérable possible. Dans le football comme ailleurs, les amateurs d'amalgames, de répression et de punitions collectives ne prônent en réalité que diverses formes de guerre civile.
Cette soirée chaotique devrait donner l'occasion de faire de la bonne politique plutôt que de prendre des poses et de se complaire dans les stigmatisations. Ses suites doivent permettre de rappeler fermement les lignes rouges sans compromettre la poursuite des démarches visant à intégrer pleinement le monde ultra dans celui du football.
[1] Ce programme de "pacification des stades" est allé de pair avec des méthodes répressives, des privations de libertés et l'éviction des franges populaires du public.
[2] Ainsi, les jets de fumigènes sur la pelouse sont devenus rares – notamment parce que les ultras ont compris que ce ne serait pas la meilleure façon de défendre un usage raisonné et sûr de la pyrotechnie.
[3] Comportements étrangement légitimés par la ministre des Sports Roxana Maracineanu, qui a trouvé "normal" de réagir ainsi ("Encore heureux", a-t-elle dit).