La vie de côté
Quelles tribus habitent dans les tribunes latérales? Notre cellule d'ethnologie appliquée a enquêté sur les principales d'entre elles: le père de famille, le fils indigne, l'Ultra repenti, le cadre dynamique, le gros lourd, etc. Extrait du n°24 des Cahiers, mars 2006.
Auteur : Romain Labbe
le 10 Jan 2007
Dans chaque stade de France où l’on joue au foot, à part au Stade de France, il existe une population injustement laissée pour compte, des pans entiers de spectateurs ignorés par les médias, mais pas par les services marketing: les abonnés aux latérales. Prenons l’exemple du Paris Saint-Germain.
Perdus entredeux kops qui ne ratent pas une occasion de faire les malins (façon de parler), éclipsés par une tribune VIP farcie de superstars du showbiz et de la politique – tels Enrico Macias et Philippe Séguin –, déprimés par un spectacle sportif à la qualité aléatoire, on comprend sans mal la crise identitaire dans laquelle sont plongés les supporters des tribunes «Paris» ou «Thomson» du Parc des Princes. On y compte certes deux ou trois caractéristiques communes (le maillot et l’écharpe soigneusement camouflés sous le manteau dés qu’on est à plus de trois cents mètres du stade, participation timide voire nulle aux chants officiels...), mais on parvient tout de même à distinguer quelques sous-catégories majeures, que nous vous présentons ici.
Le père de famille
Ayant suffisamment d’expérience pour ne pas se laisser déstabiliser par une énième humiliation ou un improbable exploit historique, le père de famille quinqua n’oublie jamais de clamer avec fracas son analyse de la prestation du corps arbitral. Il le fait à l’aide d’un vocabulaire fleuri mis à jour chaque année: remise en cause de l’acuité optique, hypothèses audacieuses sur la profession de la génitrice, conseils de pratiques charnelles, évaluation minute de la santé mentale, etc. Si par malheur l’homme en noir effectue une performance irréprochable (en privilégiant sensiblement les locaux par exemple), Bernard Mendy se propose dès le début de saison d’endosser le costume de tête de Turc de rechange, suppléé au pied levé en cas de blessure par Stéphane Pichot (c’est ce qu’on appelle un remplacement poste pour poste). Qu’ils en soient remerciés. En cas de présence de l’héritier mâle de la famille encore mineur, on note que le propos a tendance à s’édulcorer pour devenir «digne du dernier des Uraniens» selon les pères de famille non accompagnés. Nourri à la sauce Larqué, il prophétise systématiquement la défaite à la dernière minute.

Le fils indigne
Emmené de force par le paternel car bénéficiant d’un tarif préférentiel, ce petit boutonneux pourri-gâté ne se rend pas compte de son privilège lorsqu’il baille à s’en décrocher la mâchoire, passe la moitié du match à taper des textos incompréhensibles pour les plus de dix-huit ans ou encore à se plaindre du froid. Il lui faudra près de deux ans de stade et toute la maturité nécessaire pour ne plus ressentir de honte et approuver les commentaires incisifs aboyés par son daron.
L’Ultra repenti
Usé par tant d’années passées debout à brailler, entre deux déplacements ingrats dans des campagnes reculées, il est un moment où l’Ultra décide de partir en préretraite en latérale, une contrée moins hostile, propice au repos. Il lui est aisé de déposer au placard le bombers ou le maillot vintage Tourtel-Commodore floqué Colleter, mais certains tics ont la peau dure et ressurgissent à brûle-pourpoint. Quand, reconnaissant l’un de ses slogans préférés, il lance avec un désarmant temps de retard un «...è ôôôgique!!!», le palpable effroi de ses voisins directs le ramène vite fait à la réalité.
Il écoute avec passion les analyses pointues du père de famille, en prenant conscience à cette occasion qu’ici, c’est quand même d’un autre niveau intellectuel. Il peine cependant à retenir une larme nostalgique quand son ancien kop hue sa nouvelle tribune (pour déficit de soutien aux joueurs).
Le jeune cadre dynamique
Sans sa compagne, qui n’a rien trouvé de mieux que d’aller se plaindre avec un acharnement retors auprès de toutes leurs connaissances communes, personne n’aurait eu vent de son inavouable passion pour le football, supposée être le contrepoids d’un métier stressant. Il ne fume jamais autant que pendant les matches, subissant le regard désapprobateur d’un père de famille protecteur pour son fiston, et doit par-dessus le marché subir les sarcasmes de proches cruels et ignorants les lendemains de déroute. C’est seul qu’il savoure la victoire. À la pointe de la technologie, il lui arrive de manquer des phases de jeu entières pour s’enquérir des scores des autres rencontres de L1 sur son téléphone. Résultats que le speaker du Parc donnera à la mi-temps. Dans de rares moments d’égarement suivant un but, il donne l’accolade à l’Ultra repenti, quitte à froisser son manteau Armani tout neuf. Enfin, il se permet le luxe de sécher un bon quart de la saison par la faute de sollicitations intempestives d’amis irresponsables.
Le gros lourd
Généralement placé entre deux compères rouges de honte, le gros lourd passe le plus clair de son temps à aligner les vannes navrantes avec un emploi méthodique du comique de répétition. Chaque boutade est suivie de son propre ricanement, vieille technique pour masquer les bides. Désemparé en cas de bonne performance d’un Semak, il a vécu le départ de Boskovic comme un drame. On peut toutefois mettre à son crédit une demi-douzaine de bonnes répliques par saison. La moindre des choses quand on connaît la propension au burlesque de l’équipe qu’il supporte.
La femme
Difficile à distinguer de ses camarades du sexe opposé pour un œil non averti, la femme abonnée semble persuadée qu’elle peut arborer l’ensemble des stigmates du blaireau mâle amateur de foot en toute impunité, une fois introduite dans l’enceinte dédiée à son sport préféré: teint ocre, cigarette brune entre le pouce et l’index, mèche luisante et vocabulaire rudimentaire. Pour elle aussi, le joueur est un être asexué qui ferait mieux de mouiller le maillot, non pas pour dévoiler d’avantageux pectoraux, mais pour justifier un salaire jugé excessif.
Le groupe d’Ultras égarés
Trop gentils pour Boulogne, et trop nombreux pour Auteuil, une joyeuse bande qui ne déparerait pas au milieu des supporters des Bleus peut se retrouver contrainte à la latérale. Bien que mise à rude épreuve, leur bonne humeur est toujours au rendez-vous, au grand dam de spectateurs alentours passablement agacés par leurs hymnes ringards («...quand le virage se met à chanter, c’est tout le stade...»). Derniers possesseurs d’authentiques cornes de brume, leur soutien indéfectible au club ne provoque pourtant pas la contagion d’enthousiasme escomptée. Au contraire, l’arythmie des tambours donne à certains mauvais esprits l’envie de remettre cette sympathique troupe d’une quinzaine de personnes à sa place en les empalant sur les barrières qui séparent les virages des latérales.
L’invité
Bénéficiant du désistement de dernière minute du jeune cadre dynamique forcé à partir en week-end par une petite amie inconséquente, si c’est son baptême au stade, l’invité a statistiquement de fortes chances d’assister à un spectacle mémorable dont on reparlera encore des années durant: festival offensif, victoire miracle au bout d’un suspense haletant ou alors défaite par trois buts d’écart. Le football ne constituant pour lui qu’un prétexte pour aller boire une mousse au pub avec des amis dont il ne comprendra pas le soudain état de stress, il tire l’essentiel de ses connaissances en foot des Guignols. En bon candide, il n’a pas conscience d’assister à un match d’une rarissime intensité et préfère essayer de dénicher les cas sociaux ou autres phénomènes de foire parsemés dans les travées du stade. Saluant à voix haute et en parfaite insouciance les beaux gestes de l’équipe visiteuse, ses remarques seront d’abord considérées comme des provocations gratuites ou comme des inepties de novice, pour être ensuite totalement ignorées. Même s’il finira par admettre à demi-mot avoir passé une bonne soirée, le prix des places le laissera sans voix.