L'Euro 2012 entre Spidercams et écrans géants
Plus légère et inventive à bon escient, la réalisation TV de l'Euro a réservé de bonnes surprises – non sans confirmer des tendances plus inquiétantes.
L’Euro 2012 a occupé trois semaines durant les écrans du Vieux Continent. Quel bilan peut-on tirer de la façon dont les matches nous ont été montrés par les cinq réalisateurs chargés de cette mission? Comment évolue la réalisation des matches, comment se présentent les grandes tendances, les avancées, les reculs?
La tentation techno
En matière d’utilisation des technologies pour la réalisation télévisuelle des matches de foot, il exista longtemps une sorte de retenue en Coupe du monde et pendant l’Euro. Les réalisateurs se voyaient en effet traditionnellement recommander par les instances organisatrices (FIFA et UEFA), ainsi que par l’ensemble des diffuseurs, de ne pas abuser des ralentis et angles de prise de vue non-orthodoxes, ni de se livrer à des expérimentations techno trop hardies. Les images devaient pouvoir être reçues et lues par les téléspectateurs d’un grand nombre de pays très divers et il s’agissait surtout de ne dérouter personne. Pour ce faire, la sobriété était de mise. On pouvait donc constater lors de ces grandes compétitions que les réalisations étaient plus proches du style anglais que français et que les plans larges stables et durables restaient à l’honneur. Les recommandations (alors assez strictes) de la FIFA frustraient énormément certains réalisateurs. Ainsi Jean-Paul Jaud déclarait-il en 1998: "Le cahier des charges de la Coupe du monde est très restrictif. Il interdit par exemple de filmer un penalty de derrière les buts (…) Tout le monde a peur des "Ayatollahs" de la FIFA et du rapport qu’ils vont faire" (dans "Les Ayatollahs de la FIFA limitent la création", propos de Jean-Paul Jaud, Les Cahiers du cinéma, juillet-août 1998).
Par la suite, la technologie n’en devint pas moins toujours plus présente. Décision lourde de sens et d’effets pervers: en 2010, un outil virtuel, en l’occurrence le révélateur de hors-jeu, était officiellement autorisé par la FIFA pour la première fois en Coupe du monde – sans doute sous la pression des télévisions – et il fut donc utilisé en Afrique du Sud.
Par rapport à leurs collègues français, les réalisateurs anglais et allemands qui ont travaillé sur le Mondial 2010 ont conservé dans l’ensemble une relative modération. Ils ont ainsi notamment, en moyenne et par match, lancé 35 ralentis de moins que les Français! (moyenne France sur 7 matches: 107 ralentis; moyenne Allemagne - Angleterre sur 10 matches: 72). Toutefois, Anglais et Allemands, eux aussi, ont bel et bien eu recours au révélateur de hors-jeu. (sur la non-fiabilité du révélateur et sa toxicité, "Le révélateur au placard")
Un Euro 2012 plutôt raisonnable
L’Euro 2012 a vu dans l’ensemble une utilisation des technologies assez raisonnable et pertinente, sans être pour autant totalement positive. Les idées de Michel Platini, très réservé sur certaines pratiques de la télévision – voire opposé à celles-ci –, ont clairement joué. Nous avons ainsi pu échapper au révélateur de hors-jeu… Merci ! La vedette techno de cet Euro restera la Spidercam (caméra coulissant sur câble, suspendue au-dessus du terrain) dont la vision surplombante a été très utilisée sur les coups d’envoi, corners, ralentis d’attaques et joueurs blessés, au sol. A condition de ne pas devenir une manie, ces vues aériennes sont intéressantes par la perception d’ensemble qu’elles autorisent. Déjà, au Mondial 2010, nous avions pu apprécier les plans offerts par la caméra Tactical – très haut placée elle aussi mais fixe – procurant de très beaux replays sur les buts, filmés dès l’origine de l’attaque.
En Pologne et Ukraine, les super loupes se sont montrées quelque peu envahissantes, surtout chez Jean-Jacques Amsellem. Avec une durée pouvant aller jusqu’à 17 secondes, elles nous emmènent dans un univers qui n’a plus grand-chose à voir avec le football. Décomposés à ce point-là, les gestes des joueurs deviennent une caricature du sport.
Dans le nombre de ralentis "classiques" d’actions de jeu, on ne constata en revanche pas d’excès notoire – même si à notre avis c’est encore trop.
– François Lanaud en a lancé 72 sur Danemark-Allemagne, 86 sur Angleterre-Italie, 93 pendant France-Suède, 83 sur Suède-Angleterre, 98 sur Allemagne-Portugal, 74 sur Espagne-Italie (finale).
– J.-J. Amsellem : 97 sur Italie-Eire et une estimation à 82 sur Pologne-République Tchèque.
– Jamie Oakford : 70 sur Grèce-Russie, 85 sur Espagne-Italie (match de poule).
– John Watts : 72 sur Pologne-Grèce.
– Pour Knut Fleischmann (le plus calme globalement côté ralentis) : 59 sur France-Angleterre, 52 sur Espagne-France, mais 82 sur Pays Bas-Portugal.
Par rapport au Mondial 2010, pour le nombre de ralentis, l’écart entre les réalisateurs français d’une part, anglais et allemands d’autre part, s’est nettement réduit. 35 en 2010, 16 en 2012 (moyenne française sur 8 matches: 86 ; moyenne anglo-allemande sur 6 matches: 70). Une des explications est que, en 2010, F.-C. Bideaux et F. Lanaud faisaient des scores très hauts.
Une belle finale
D’innombrables reprises du jeu ont été ratées, mais on n’y fait même plus attention… Pendant la finale Espagne-Italie, François Lanaud nous a ainsi privés de trois coups d’envoi sur quatre après les buts (masqués par le défilé des ralentis). Ce moment intéressant et important d’un match vaut-il moins qu’un sixième ralenti? Dans les séries de ralentis après les buts, les numéros quatre, cinq et six ont d’ailleurs souvent montré la joie d’un joueur, et même la énième vision d’un supporter grimé...
En revanche – et en dépit de cette critique initiale – il faut saluer ici comme il se doit la belle finale réalisée par François Lanaud. La réduction de l’écart des statistiques (évoquée plus haut) entre les deux tendances de réalisations a été parfaitement illustrée par un Lanaud très inspiré, dont les stats sur Espagne-Italie ont été excellentes selon nos critères d’évaluation habituels: 74 ralentis, 56 plans de joueurs vus seuls balle au pied, une durée des plans larges de 23 secondes, et une estimation du nombre total de plans à 702… Même les rentrées de touche étaient acceptables, c’est dire! Un Lanaud tout nouveau nous serait-il arrivé? En tout cas ces chiffres sont absolument remarquables par rapport à ce qu’il fait généralement. Le respect du jeu collectif est alors bien supérieur et cette finale pouvait par conséquent se vivre très agréablement.
Rien à voir avec la si laborieuse finale de l’Euro 2008, Allemagne-Espagne, signée du même réalisateur. Donnons une seule stat comparée entre les deux finales: la durée des plans larges a été de 23 secondes en moyenne en 2012 alors qu’elle n’était que de…12 secondes en 2008 ! Autant dire que dans des conditions aussi différentes, on ne voit pas du tout le même match. Les autres rencontres de cet Euro réalisées par Lanaud avaient déjà fait naître des espoirs, mais ses chiffres restaient encore trop en dents de scie. L’importance de ce réalisateur au niveau mondial est grande. Si cette spectaculaire métamorphose du style de F.Lanaud lors de la finale se confirmait, ce serait donc là une merveilleuse nouvelle pour le foot télévisé français et pour le football tout court. Attendons cependant de voir…
Des inquiétudes quand même…
Autre sujet important : le mélange des genres et des temporalités. L’origine et le moment de la prise de vue des images que nous voyons à l’écran sont de plus en plus incertains. Pendant Allemagne-Pays Bas à Kharkiv, on vit ainsi, en plein direct, l’entraîneur allemand Joachim Löw taquiner un ramasseur de balles.
Or la scène avait été enregistrée un peu moins de deux minutes (selon l’UEFA) avant le début du match, puis diffusée pendant celui-ci, à la 22e minute, par la société de production mandatée par l’UEFA sur cette région de l’Ukraine, avec à la réalisation Knut Fleischmann! Cet épisode – ainsi qu’un autre, du même ordre, concernant les larmes d'une supportrice pendant Allemagne-Italie, dues à l'hymne allemand et non au deuxième but de Balotelli – a provoqué un certain émoi en Allemagne, où la presse s’en est abondamment fait l’écho. Le sujet est trop vaste pour être développé ici, mais il fallait au moins le mentionner.
Enfin, le public est toujours plus un acteur à part entière du spectacle. Les spectateurs déguisés voire accoutrés, arborant leurs couleurs nationales dans un carnaval géant, ont été montrés à satiété (et parfois bien au-delà) par les réalisateurs. Ceux-ci les ont même couramment intégrés dans les ralentis. Certes, on peut dire que ces fêtes dans les stades sont plutôt sympas et que la bonne humeur y règne. Mais on se demande parfois si tous ces candidats à une gloire très éphémère regardent au moins de temps en temps le match, autrement qu’“à la télé“... Sur les écrans géants de l’Euro, ils pouvaient en effet voir les rencontres, ralentis compris, dans leur quasi-totalité. Quand le match réel est ainsi doublé, dans le stade même, par sa propre représentation, il n’est plus alors qu’une annexe de la retransmission télévisée. Se mirer dans ces écrans est en outre devenu, pour certains spectateurs comme pour les joueurs, incontournable, irrépressible, compulsif. On ne résiste pas, ou si peu, aux écrans géants. Leur rôle croissant reflète avant tout le pouvoir de la publicité et de la télévision, transformant les stades en studios de télé à ciel ouvert et immenses happenings: "l’animation" et le divertissement des fans sont en effet devenus des concepts centraux, où les écrans géants tiennent une place essentielle.
Faut-il donc se réjouir de cet Euro télé? Les satisfactions (les Spidercams, l’absence du révélateur de hors-jeu, la modération sur le nombre de ralentis, la belle finale de Lanaud) ont côtoyé les dérives (écoeurantes super loupes, origine et temporalité des images de plus en plus floues, public à l’image et écrans géants envahissants). D’un côté Platini se bat, avec succès, contre l’assistance vidéo aux arbitres pendant les matches et calme le jeu sur l’usage des technologies par les sociétés de production d’images (c’est parfait!), de l’autre il ouvre grand la porte aux écrans géants et à une soumission encore accrue de notre perception du football à l’audiovisuel (et c’est très regrettable!) À la fin de l’Euro 2008, il déclarait ainsi: "Nous avons estimé que le foot est un spectacle total et que revoir les images [dans les stades] en fait désormais partie" (Le Monde, 27 juin 2008). Par rapport notamment à son opposition – si pertinente – à "l’arbitrage vidéo", cherchez l’erreur...