Les vérités de la palette
Le journaliste Philippe Doucet publie un livre racontant la palette, l'instrument télévisuel qui l'a rendu célèbre, et qui lui a échappé...
À le lire, Philippe Doucet semble saisi par deux démons. Crise d'identité et culpabilité. Le premier pourrait avoir comme nom le syndrome du ventriloque. Dans l'esprit du public, le journaliste reste définitivement l'homme à la palette.
Comme le ventriloque, il n'est plus reconnaissable qu'à travers sa marionnette, sa création, le personnage à travers lequel il s'est exprimé. Oubliés, les commentaires de match en direct, les interviews à chaud, les résumés : Doucet, c'est Monsieur La Palette.

Du ressenti aux chiffres rois
Le second démon se rapproche d'un autre syndrome, celui de Frankenstein. Avec sa palette, Philippe Doucet a le sentiment d'avoir enfanté un monstre. L'analyse footballistique du XXIe siècle est tombée dans le recours systématique à l'image arrêtée et aux statistiques.
Quand sa palette n'apportait, selon lui, qu'un éclairage supplémentaire sur un jeu parfois difficile à comprendre, les moyens vidéo d'aujourd'hui et la gestion des données tyrannisent l'analyse footballistique.
La palette fut une révolution, et il suffit de comparer dans la presse les comptes rendus d'un match d'avant 1999 (année de naissance officielle de l'outil) et d'aujourd'hui. Le journaliste qui faisait confiance à son ressenti pour juger la performance d'une équipe ou d'un joueur doit aujourd'hui étayer son analyse par des chiffres, des schémas et des infographies.
Ce n'est pas tant de l'évolution en elle-même dont souffre l'homme à la palette. C'est plutôt l'idée généralement admise qu'une donnée chiffrée et décortiquée par la vidéo détiendrait plus de vérité qu'un ressenti.
C'est probablement vrai dans de nombreux autres domaines, dans la science et peut-être même dans certains sports (les fans de sports US sont abreuvés de stats depuis longtemps). Mais le ballon rond ? L'information footballistique a-t-elle vraiment gagné en pertinence quand elle est livrée avec moult chiffres et arrêts sur image ?
Les tacles de Platini
"La palette, c'était bien" rétorque Michel Platini dans la préface du livre. L'ancien capitaine des Bleus fait partie des bonnes fées qui ont entouré le berceau. Il était consultant de l'émission où est née la palette, lors des soirées Ligue des champions de Canal+.
Il lui a mené la vie dure. Platini n'aimait rien tant que tacler Doucet palette en main. Le ressenti avait encore droit de cité, même si Canal+ les abonnés le savent bien avait depuis longtemps alimenté ses retransmissions de chiffres et de pourcentages.
Platini est finalement du même avis que Doucet : la palette, c'était bien... au début. Depuis, le foot s'est laissé happer par la technologie. Dans les médias, mais aussi sur le terrain. On a créé l'illusion du chiffre roi et de l'image incontestable. La palette serait mère de la VAR, affirme Platini.
Du temps où il fut sélectionneur (1988-1992), Platini était pourtant un adepte de la technologie. Il n'avait plus besoin d'aller observer son adversaire, l'ordinateur livrait les éléments à lui et à son adjoint Gérard Houllier le premier à avoir fait entrer les bases de données chez les techniciens de la FFF.
Aujourd'hui, les entraîneurs du monde entier consomment de la data pour préparer un match. Leur intuition est-elle moins précieuse pour autant ?
Boîte de Pandore
Philippe Doucet l'assure, en tant qu'amoureux du foot de terrain. Celui qui fait vibrer pour l'émotion qu'il procure dans l'instant. Il se moque un peu de savoir quelle équipe présente le meilleur ratio de passes réussies dans le deuxième quart d'heure de la première mi-temps.
Il ne blâme pas le joueur qui présente un faible taux de duels remportés dans le rond central. Il n'a pas besoin d'un pourcentage à deux décimales pour évaluer quelle équipe "a la possession". Il estime pourtant avoir ouvert la boîte de Pandore. Son outil est tombé dans de mauvaises mains.
Il s'insurge de voir les apprentis sorciers utiliser "sa" palette pour dégommer un joueur qu'ils n'aiment manifestement pas. Il s'insurge des conclusions aussi hâtives que définitives tirées d'un match dont la victoire aurait pu basculer d'un côté comme de l'autre (1-0, but de raccroc à la 86e minute).
Il exècre les spécialistes autoproclamés qui ont appris le foot devant leur télé palette à la main plutôt qu'aux abords du terrain et de ses incertitudes. Il est fatigué d'entendre moult statistiques dénuées de signification.
Sur l'intérêt des outils statistiques et de visualisation, lire Comment faire du journalisme avec des stats ? et Us et abus de la data.
Finalement, il l'aime sa palette, Philippe Doucet. Lui aurait-il consacré un livre, sinon ? Un livre où, passés les coups de gueule du premier chapitre (les trente premières pages), il nous décrit avec son style alerte et amusé, à coups de chapitres courts, l'histoire de cet outil qui, il faut bien l'avouer, a un peu changé notre perception du football.
La palette (racontée par son inventeur), de Philippe Doucet, éd. Solar 2021, 17,90 euros.