L'homme descend du songe
Depuis le printemps, les médias britanniques suivent l'action humanitaire pour l'Ukraine de Rod Stewart, la star qui aurait pu être un grand footballeur. Vraiment ?
Au début des années 1970, l'altruiste [1] Anglo-Écossais Rod Stewart, aujourd'hui âgé de 77 ans, comptait parmi les pépites les plus convoitées du Royaume-Uni et était promis à une glorieuse carrière. Sans de foutues blessures et la faute à pas de chance, il aurait sans doute tutoyé les sommets.
En 1960, âgé de quinze ans et vivant dans feu le Middlesex (comté ultérieurement amalgamé au Grand Londres), le défenseur axial-milieu récupérateur Rod Stewart est un talent précoce et rare.
C'est un défensif au gros bagage technique et les recruteurs des grands clubs anglais se l'arrachent. Brentford FC, encore brillant pensionnaire de l'élite quelques saisons auparavant, aura la primeur de sa signature.

Un talent unique
Rod le polyvalent surdoué explose un à un les échelons du centre de formation des Bees, devenu vite trop étroit pour lui, et passe professionnel à dix-sept ans. Je me souviens d'images d'archives le montrant diriger sa défense comme un vieux briscard et je le revois claquer des worldies, ces buts venus d'ailleurs.
Une action lumineuse en particulier me reste gravée en mémoire, contre la réserve de Liverpool, future ossature de l'équipe championne d'Angleterre 1964 et 1966. Il jaillit du milieu, efface cinq joueurs-plots, et conclut son étourdissante chevauchée d'un piqué !
À dix-huit ans, la mort dans l'âme, il doit raccrocher pour cause de douleurs chroniques aux tendons rotuliens. Sa carrière musicale démarre et il lui faut faire des choix. Les observateurs de l'époque sont unanimes : il aurait brillé en First Division et probablement aussi avec les Trois Lions ou la Tartan Army (sa mère était écossaise). Musique 1, Football 0 donc, et un "big fat" zéro de surcroît.

Mais j'imagine que vous savez déjà tout ça si vous suivez le football britannique. Sauf que ce que vous venez de lire est du fake, de la fiction, de l'idéalisé. Je vous ai éhontément embarqués dans une vieille légende urbaine : Rod Stewart et sa soi-disant carrière footballistique, qui dura en fait le temps d'une matinée.
Le crooner fut sélectionné plusieurs fois en équipe du comté et passa bien un essai avec Brentford en juillet 1960, comme tant de jeunes cet été-là à travers le pays, mais le club de D3 ne donna pas suite. Le mythe, lui, était en marche, inarrêtable. Stewart sut l'entretenir et la caravane suivit gaiement.
Le bal des refoulés
La documentation aléatoire et les souvenirs, dissipés dans les volutes du temps et des Swinging Sixties, ont facilité l'enivrante transhumance vers les hauts plateaux de l'illusion, en mode grand braquet. La distorsion et l'effet d'emballement, phénomènes inhérents aux forums et réseaux sociaux, ont fait le reste.
Sur Internet, les tribus générationnelles réagissent diversement. Les Millennials évoquent un ex-prodige au gros potentiel ; les Zoomers emmagasinent l'information pour impressionner dans les dîners kebab en ville en se demandant qui est ce type ; et les Boomers, s'ils savent, n'osent pas casser l'ambiance, préférant sauter sur l'occasion pour se vautrer dans leur hétérotopie virtuelle favorite, la nostalgie.
La légende a fait son chemin et acquis sa propre existence. La révolution numérique lui a offert une seconde jeunesse, une nouvelle identité qui a réinitialisé la machine à rumeurs ("Arsenal le voulait, paraît-il"), brouillant encore davantage les pistes.
En somme, le trip typique du supporter lambda, ergo d'un refoulé, nourri par les fantasmes. En tout fan sommeille un frustré. Rod Stewart, jeune ado footeux, rêvait tellement d'enflammer les foules qu'il laissa savamment planer le doute, avant de finalement "clarifier les choses" il y a dix ans via son autobio.
"Contrairement à un récit tenace, Stewart écrit dans son autobiographie de 2012 qu'il ne fut jamais contractuellement lié à Brentford et que le club ne le recontacta jamais après son essai", précise l'air de rien un passage sur sa page Wikipedia anglaise...
Si près de la gloire
Pendant cinq décennies, à l'instar de son tube, Rod Stewart n'a donc pas voulu en parler [2], et cette image d'ex-wonderkid fut cultivée, et continue de l'être malgré l'omniscient Big Data. C'est un grand classique du milieu.
On a tous connu d'anciens "semi-pros" ou "cracks" de centre de formation dans leur jeunesse, qui auraient percé dans le football si un mariage, leur belle-mère ou les ligaments croisés n'étaient pas venus bêtement tout gâcher... Certains nous ont à l'usure, d'autres sont tellement convaincants qu'on finit parfois par y croire.

Un voisin, qui avec feu mon père me fit découvrir le foot de stade à cinq ans, aimait raconter en boucle à tout le quartier qu'il avait enseigné les fondamentaux en jeunes au malheureux Jean-Pierre Adams, qui lui devait donc beaucoup. Et s'il n'avait pas rencontré sa future femme très tôt, il aurait supplanté Marius Trésor en défense centrale chez les Bleus (ou dans ce style).
J'ai revu ce voisin l'an dernier, peu avant son décès des suites d'une longue maladie, et on a bien ri. Et on en a versé une petite aussi en exhumant de vieux albums photos. Les souvenirs du football sont si puissants émotionnellement quand ils se retrouvent tissés dans la trame familiale de l'enfance.
Baignant dans le foot briton depuis longtemps et ayant visité Griffin Park dans les années 1990, l'ancien antre des Bees qui comptait fameusement un pub à chaque coin, j'ai toujours plus ou moins su la vérité sur Rod Stewart.
Et quand je me suis mêlé aux discussions le concernant, qui frisent parfois l'état de limérence avancé (non, rien à voir avec les pintes), j'ai souvent cherché à froidement remettre le pub au centre du village, au nom de cette sacro-sainte vérité.
Rêver le football
Mais l'autre jour, en promenant mon sportif de chien sur une plage du North East anglais happée par le haar, cette brume marine à la fois cotonneuse et énergisante, en savourant cette sublime reprise soul de la précitée ballade de ce bon Rod, je me disais que tout aurait pu être vrai, que tout aurait dû se passer ainsi, que le football est injuste et la vie mal faite.
Qu'au lieu de Seventies peu bandantes pour l'équipe nationale, on aurait dû avoir du sexy Rod Stewart, et sa touche à la Rodney Marsh, commander magistralement la défense ou tout casser à la pointe de l'attaque anglaise.

Je me disais qu'au lieu de sans cesse vouloir sortir ma science, j'aurais dû balancer mes bouquins de foot british et, libéré de ce fardeau cognitif, me laisser transporter par ces tarasconnades de héros footeux glamours à la Roy Race, le plus grand footballeur fictif ayant "existé".
Roy Race sévissait dans Roy of the Rovers, cette BD anglaise lunaire que je dévorais dans ma jeunesse pour perfectionner mon anglais et ainsi maximiser mon ratio xG, autrement dit augmenter mes chances de pécho de l'autochtone. Mon Roy aurait tout déchiré dans Football Manager.
Rêver le football est-il plus ou moins jouissif que de se cogner la réalité du foot-business livré aux statisticiens ? Vous avez quatre heures. Ou toute la vie.
[1] Rod Stewart a mis une maison à disposition d'une famille ukrainienne. Il a également sponsorisé plusieurs associations d'aides aux réfugiés et personnellement aidé seize d'entre eux à atteindre le Royaume-Uni au printemps dernier. Pas une mince affaire vu les procédures draconniennes en vigueur au Royaume-Uni. Quand Gérald Darmanin, jouant les parangons de vertu, en vient (à raison) à donner des leçons à son homologue britannique d'alors, Priti Patel, cela donne une idée de la dureté de position du Home Office (services d'immigration). Laquelle Patel n'hésitait pas à justifier la ligne dure du HO en parlant "d'une possible tentative de Vladimir Poutine d'infiltrer le Royaume-Uni en envoyant femmes et enfants y lancer des attaques terroristes".
[2] I Don't Want to Talk About It (single sorti en 1977) fut écrit à l'origine, en 1971, par Danny Whitten pour le groupe américain Crazy Horse. Repris en 1988 en version "blue-eyed Soul" (soul blanche) par le duo anglais Everything But the Girl.