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A qui appartient le football? La question se pose, alors que les lobbies du foot-biz intensifient leur offensive pour privatiser la discipline. La débâcle de leur modèle économique est de plus en plus flagrante, mais ils resserrent l'étreinte quand même, quitte à mourir avec leur proie... Enjeux d'une guerre ouverte dans toute l'Europe.
Attention, cette secte est dangereuse. |
Dans toute son histoire, le football a-t-il jamais été autant menacé que par l'offensive ultra-libérale qui l'a ravagé au cours des années de l'après-Bosman? La crise dans laquelle le football européen vient d'entrer semble condamner un foot-business aveugle qui a accumulé les dérives. Pourtant, la dégradation spectaculaire de la situation économique s'accompagne aujourd'hui d'une radicalisation des positions des puissances financières…
Le football privatisé
En prônant une répartition "élitiste" des ressources, en revendiquant la propriété individuelle des droits et un statut d'entreprises comme les autres, en menaçant d'une sécession les instances légitimes du football, en surchargeant les calendriers, en dévaluant les équipes nationales, les clubs les plus puissants ne veulent pas simplement réformer les aspects économiques du sport, mais en régir toutes les facettes. A cette fin, ils s'appliquent à prendre le pouvoir dans les instances ou à les évincer purement et simplement, ainsi qu'à déployer leur grossier arsenal idéologique dans le désert intellectuel du sport-spectacle.
La doctrine "élitiste" — explicitement affichée et défendue comme telle par les dirigeants — vise à introduire une fracture à la fois sur le plan national et sur le plan européen, avec des compétitions à deux vitesses, voire avec des compétitions différentes… Au fondement de cette pensée se trouve aussi la négation de l'unité du football, depuis les premiers échelons du football amateur jusqu'à l'élite professionnelle. Et à l'arrivée de ce projet, il y a la création d'une élite économique autarcique, avec ses propres règles (arbitrage vidéo, cooptation, dopage?).
Le pouvoir aux fédérations ou aux conseils d'administration?
On ne peut raisonnablement laisser ces seuls intérêts gouverner le football: les dirigeants de l'élite sont par nature incapables de défendre l'intérêt supérieur de leur discipline, puisqu'il ne sont même pas capables de le penser. C'est bien en cela que les instances sportives, parce qu'elles représentent l'ensemble du football, doivent être ce pouvoir supérieur en charge de concilier les aspirations, de régler les conflits, de préserver l'identité et l'unité de la discipline. La FIFA comme l'UEFA semblent aujourd'hui décidées à s'opposer au lobby (essentiellement européen) des gros clubs — tout en ayant une gestion très politique de ses relations avec lui, comme en témoigne le rapprochement partiel effectué avec le G14 ces derniers mois (G14 : le cartel veut grossir). L'UEFA devrait ainsi, malheureusement, amener la Coupe de l'UEFA à une formule à poules qui finira de tuer l'esprit des coupes d'Europe.
D'autre part, on constate que par faiblesse politique, les instances sportives elles-mêmes négligent parfois leurs missions et se montrent peu enclines à défendre leur propre pouvoir, surtout quand des accords diplomatico-financiers sont en jeu. Or, dans le contexte des droits européen et nationaux, qu'est-ce qui institue et protège les fédérations et confédérations? En France, la loi Buffet a renforcé les prérogatives des fédérations sportives, qui délèguent certains pouvoirs aux ligues professionnelles (comme l'organisation des compétitions ou la commercialisation des droits), celles-ci restant ainsi sous tutelle fédérale et étatique.
Sur le plan européen, c'est la reconnaissance de "l'exception sportive" qui devait consolider ces prérogatives. Le problème est qu'annexée dans des termes trop vagues au protocole du sommet de Nice en décembre 2000, elle ne préserve pas suffisamment l'autorité de l'UEFA et de la FIFA, notamment sur le droit exclusif d'organiser des compétitions et d'en commercialiser les droits (voir Libéralisation: un pas de plus). Sur un continent où les gouvernements sont majoritairement libéraux et sont particulièrement sensibles aux pressions des grands groupes (tout comme une Commission européenne férue de libre concurrence, surtout là où elle n'a rien à faire), on peut douter que les politiques cherchent à entraver la dérégulation entamée avec l'arrêt Bosman.
Vers une sécession du foot pro ?
Dans ce contexte, le risque grandit d'une rupture définitive entre le monde amateur et l'élite professionnelle, et à l'intérieur du foot pro lui-même. On en a une illustration saisissante en France avec l'opposition rencontrée par Claude Simonet et le caractère décisif de la prochaine assemblée générale de la FFF. Les intérêts des deux mondes s'éloignent de plus en plus et le foot industriel ne voit pas l'avantage de financer le foot d'en-bas et de prendre part à la dimension sociale de la pratique sportive (les bons sentiments de la Ligue ne durent que le temps d'un spot de pub). En même temps, la logique d'une rupture semble participer des intentions des dirigeants de club eux-mêmes, qui pourraient bien choisir un jour prochain d'en assumer les conséquences.
On s'afflige d'assister au retour d'un scénario que l'on espérait enterré depuis 1999 et la tentative de Media Partners pour créer une ligue européenne privée. Certains clubs évoquent à nouveau l'hypothèse de faire sécession de l'UEFA, mécontents du revirement de la confédération européenne sur la Ligue des champions (voir L'Europe sauvée des sots). Cette hypothèse est même reprise par les dirigeants de nos propres clubs phares. Laurent Perpère — dont la formation n'est même pas foutue de s'imposer dans son championnat et de se qualifier régulièrement pour la Ligue des champions — n'exclut pas de participer à une ligue européenne privée. On en est réduit à espérer que ce projet n'est agité que comme une menace sans être sérieusement envisagé par le G14.
Spectateurs
C'est à une vaste opération de dépossession que nous assistons, et elle ne peut réussir que si les supporters et les spectateurs y collaborent passivement, en croyant à la fatalité de cette évolution "naturelle" et en se comportant en consommateurs dociles (de billets, de produits dérivés, de télévision, de publicité…). Quant au rôle des médias, spécialisés en particulier, on sait que c'est également la passivité qui caractérisera l'attitude des journalistes, lesquels ont depuis longtemps abandonné l'idée de prendre position ou d'exprimer des opinions (on dira que ce n'est pas leur fonction, ce qui trahit une conception de la presse consubstantielle du libéralisme ambiant).
La récession économique associée au durcissement des antagonismes pousse donc les groupes de pression à promouvoir leurs revendications avec une brutalité croissante. S'agit-il des derniers soubresauts d'une idéologie à l'agonie ou bien d'une réelle menace qui expose le football à une nouvelle — et ultime — fuite en avant? On en saura plus en suivant, au cours de cette saison décisive, les manœuvres du G14 autour de dossiers aussi sensibles que les coupes d'Europe, les calendriers des équipes nationales ou l'application de la réforme des transferts.