Bobby Charlton, plusieurs tons au-dessus
Sir Bobby Charlton, champion du monde et Ballon d'Or 1966, est mort à l'âge de 86 ans. Avec lui, c'est une extraordinaire partie de l'histoire du football anglais qui s'éteint.
L'Angleterre vient de perdre une légende, et pleure un être qui lui était cher. Le milieu offensif aux 249 buts en 758 apparitions pour Manchester United (1956-1973), aux 106 capes anglaises, aux trois titres de Champion d'Angleterre (pour le palmarès complet, voir ici), est considéré comme l'un des meilleurs joueurs de tous les temps.

Bobby est né dans le bassin houiller d'Ashington, une ville de 25.000 habitants située à trente kilomètres au nord de Newcastle. Les communautés minières britanniques ont produit une quantité phénoménale de footballeurs professionnels, et la mère de Bobby (Cissie) était la cousine de l'immense Jackie Milburn, ancienne gueule noire et légende de Newcastle United.
Au lendemain de la victoire en finale de la Coupe du monde 1966, remportée avec son frère aîné Jack (décédé en 2020), Ashington, autrefois surnommée "Coalopolis" (Charbonpolis), est rebaptisée "Charltonville" et les deux frères y seront accueillis en héros. La famille a toujours de solides attaches locales. John Charlton, le fils de Jack, tient un pub sur la côte, le Charlton's, qu'il m'arrive de fréquenter. En me repassant parfois dans la tête des images du Manchester United conquérant des Swinging Sixties.

Un baptême du feu tonitruant
En février 1953, à 15 ans, Bobby est repéré par Joe Armstrong, le légendaire scout de United. Matt Busby et son mythique adjoint Jimmy Murphy valident immédiatement la trouvaille. Son puissant pied gauche et son élégance sur l'aile impressionnent, et il est sélectionné dans l'équipe nationale scolaire cadets, les England Schoolboys. À l'époque, et jusqu'aux années 1990, les scolaires évoluaient parfois devaient 100.000 spectateurs à Wembley, lors de tournois ou matches internationaux.
Tout en continuant un apprentissage d'électricien, qu'il ne finira pas, Bobby intègre le centre de formation mancunien, créé pratiquement de zéro par Busby au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Avec la formidable équipe des "Busby Babes", il remporte la FA Youth Cup trois fois d'affilée, de 1954 à 1956. Man United rafle les cinq premières éditions de cette Gambardella sauce anglaise, créée en 1952, mais, hormis en 1964, United ne la regagnera plus jusqu'aux années 1990.
Bobby passe professionnel en octobre 1954 au lendemain de ses 17 ans et signe ses grands débuts en équipe première deux ans plus tard contre Charlton Athletic, ayant dû entre-temps effectuer son service militaire. Un baptême du feu tonitruant : il claque deux buts (4-2).
Les jeunes pousses Red Devils (moyenne d'âge 22 ans) remportent insolemment les titres de 1956 et 1957 avec respectivement 11 et 8 points d'avance. Le sacre de 1956 est alors le plus large succès comptable depuis la création de la First Division en 1888.
Avec la FA Cup de 1948 et le titre de 1952, ce sont les premiers trophées nationaux de United depuis quarante ans. Fait exceptionnel, y compris pour l'époque où les centres de formation étaient peu structurés : Busby n'a recruté que trois joueurs parmi les 24 utilisés lors de la saison 1956-57.
Après l'horreur, l'ivresse
Le rouleau compresseur United, éliminé par le grand Real Madrid en demi-finale de C1 en avril 1957 (voir ce court résumé du match retour, 2-2), possède alors un phénoménal collectif juvénile, façonné par Busby et basé sur la détection et la formation, qui comprend notamment les prolifiques attaquants Billy Whelan et l'ancien mineur Tommy Taylor, alors déjà auteur de 16 buts en 19 capes anglaises en 1957, ainsi que l'athlétique milieu gauche Duncan Edwards, sélectionné chez les Trois Lions dès 18 ans et demi.
Tous trois périront dans la tragédie de Munich du 6 février 1958 qui fera 23 morts, dont huit joueurs, trois dirigeants du club et huit journalistes. Busby sera hospitalisé deux mois et Bobby s'en sortira miraculeusement quasi indemne.
La qualité du groupe est telle que Charlton est souvent remplaçant lors de la saison 1957-58, d'abord en numéro 8, puis principalement en 9 ou 10 après Munich. Incroyablement, pour la première saison pleine (1958-59) après l'anéantissement de l'équipe, United finira deuxième derrière le grand Wolves de Stan Cullis, et Bobby terminera quatrième meilleur buteur de First Division, avec 29 unités.
Dans l'entreprise de reconstruction, durant laquelle United flirtera avec la relégation (en 1963), l'ambidextre Charlton sera repositionné sur l'aile gauche, puis en milieu offensif où sa créativité fera merveille.
Devenu titulaire indiscutable avec les Trois Lions au début des Sixties, il faudra attendre un demi-siècle pour que son bilan de 49 buts en 106 capes soit dépassé (par Wayne Rooney, 53/120). Sa légende s'étoffe lors de la Coupe du monde 1966 remportée à domicile.
En fin d'année, il décroche le Ballon d'Or et est élu "Footballeur de l'année" par les journalistes anglais (la récompense "PFA Players' Player of the Year", décernée par les footballeurs, ne sera lancée qu'en 1973-74). Deux ans plus tard, consacré capitaine de United, il inscrit un doublé en finale de C1 à Wembley contre le Benfica d'Eusébio (4-1, après prolongations) et propulse Man United au sommet de l'Europe, une décennie après Munich. À 30 ans, il est sur le toit du monde.

Mexico 1970, la bourde de Ramsey
Mais c'est le dernier coup d'éclat de la "Sainte Trinité", le sublime trio Ballon d'Or Best-Charlton-Law. À seulement 22 ans, le déjà blasé Nord-Irlandais verse dans l'hédonisme éthylique et l'Écossais Law accumule les blessures. Matt Busby, manager depuis 1945, se retire temporairement en 1969 et définitivement en mai 1971.

En quart de finale de Mexico 1970 contre la RFA, une affiche marketée comme la revanche de 1966, le sélectionneur Alf Ramsey commet l'erreur tactique de sortir Charlton (et Martin Peters) à la 70e minute.
Décision difficilement compréhensible car les Anglais mènent 2-1 et archidominent des Allemands qui viennent cependant de réduire le score, sur une erreur du gardien Peter Bonetti - un novice international aligné en urgence en remplacement de Gordon Banks, victime de violentes crampes la veille du match, après avoir bu une bière dans leur hôtel de Guadalaraja (l'intoxication alimentaire fut d'abord écartée, les Anglais ayant fait venir cuisiniers et nourriture, mais ensuite considérée comme probable).
Ce ne fut pas le seul bizarre incident de ce Mondial. Les tabloïds titreront sur "des coups montés". Certains supporters demeureront convaincus que Banks fut "empoisonné", peut-être même par la CIA... Fatalement, les Allemands en profiteront pour prendre l'ascendant, surtout au milieu, jusqu'alors magistralement contrôlé par Charlton. Un but de Hurst est refusé et Gerd Müller qualifie les siens durant la prolongation (3-2).
Les Anglais, qui avaient un meilleur onze qu'en 1966, croyaient au doublé. Quelque peu vexé par ce qu'il perçoit comme un manque de confiance du sélectionneur, Bobby claque silencieusement la porte de l'équipe nationale. De nature diplomate, il ne dira rien sur le coup, mais se confiera plus tard avec amertume sur la "bourde" d'Alf Ramsey.
Une retraite sportive bien remplie
Bobby Charlton dispute son dernier match pour United le 28 avril 1973, le même jour que son frère Jack, arrière central à Leeds United. En 1974, il signe à Preston North End (D3), comme entraîneur-joueur, puis portera les couleurs de Waterford en Irlande, avant d'accepter une pige australienne en tant que joueur "celebrity guest", une mini-mode à l'époque.
Homme généreux et altruiste, il s'engage dans de nombreuses œuvres caritatives et se lance également dans les affaires, en investissant dans des secteurs aussi variés que le voyage, la bijouterie ou les écoles de football. Parallèlement, il devient consultant pour la BBC quelque temps et siège au directoire de Manchester United à partir de 1984.

Plus tard, aux côtés d'Alex Ferguson, on lui offre un rôle d'ambassadeur du club, une fonction qu'il occupera jusqu'en 2018. En 1994, il est anobli pour services rendus au football. Inévitablement, c'est lui qui fait venir les mineurs chiliens à Old Trafford en 2010.
Début novembre 2020, sa famille révèle un diagnostic de démence le concernant. Son frère Jack, avec lequel il est resté brouillé de 1996 à 2018, est décédé quelques mois auparavant de cette même maladie dégénérative, compliquée d'un lymphome cancéreux, et Nobby Stiles vient de mourir, également atteint de démence. Le teigneux milieu est l'énième victime d'un effroyable mal qui n'en finit pas de s'acharner sur les footballeurs.
Bobby Charlton laisse derrière lui sa femme, Norma, avec laquelle il était marié depuis 1961, et deux filles, Andrea et Suzanne.
