Évra Devil
Auteur d'une carrière exemplaire mais d'une année 2010 navrante, Patrice Évra a un peu perdu contact avec la terre pour orbiter autour de lui-même.
Auteur : Jérôme Latta
le 17 Dec 2010
Beaucoup de footballeurs de l'élite nous sont devenus des étrangers: ils évoluent dans un monde coupé du nôtre et subissent une pression à la fois sportive et médiatique que nous mésestimons allègrement. Des étrangers, donc, mais qui n'en restent pas moins de fascinants sujets d'observation et d'incompréhension, notamment lorsqu'ils développent un ego et une arrogance qui les conduisent au mieux à des déclarations navrantes, au pire à des indécences moins pardonnables. De ce point de vue, l'année 2010 de Patrice Évra aura été complète: capitaine des mutinés du bus en Afrique du Sud, le latéral de Manchester n'a pas pour autant policé sa communication. Ses appréciations sur Arsenal, qualifié de "centre de formation" sans titres (lire "Évra élève son niveau de je" sur le blog Une balle dans le pied), ont efficacement nourri les polémiques la semaine passée, et elles ne constituent qu'un jalon de plus sur une trajectoire marquée par les sorties de ce genre.
Revenu de loin...
Pourtant, le parcours atypique de Patrice Évra aurait pu, à première vue, le conduire à incarner tout autre chose que le stéréotype du joueur vaniteux. Non retenu par le Paris Saint-Germain en 1998, il s'exile à dix-sept ans dans les divisions inférieures italiennes, à Marsala et Monza, où il connaîtra le racisme et la solitude. L'OGC Nice lui offre une planche de salut et deux saisons en Deuxième division, au terme desquelles l'AS Monaco le repère et le récupère. Nous sommes en 2002 et le latéral gauche est déjà sur l'orbite d'une toute nouvelle carrière: deux ans plus tard, il est de l'épopée européenne des Monégasques, et il rejoint Manchester United au tout début de 2006. Soumis à une forte concurrence et à des difficultés d'adaptation, il s'impose pourtant comme titulaire, remporte trois titres nationaux d'affilée et une Ligue des champions avant de prendre progressivement ses quartiers en équipe de France.
... pour ne plus toucher terre
Cette trajectoire exemplaire n'a malheureusement pas incliné le joueur à l'humilité de ceux qui savent à quel point leur heureux destin a tenu à peu de choses. Très vite, à Manchester, Évra étonne avec des déclarations d'une prétention repoussant les standards fixés jadis par Marcel Desailly. Dans les médias français, il joue d'abord le (second) rôle du meilleur ami des stars mancuniennes comme Cristiano Ronaldo, puis il impose son personnage en revendiquant pour son compte un peu de la grandeur de MU – dont il est indéniablement un pilier. À ce moment, ces accès d'autosatisfaction sont encore assez drôles. Mais le caractère récurrent de ses vantardises finit par inquiéter. Pourtant, à la veille de la dernière Coupe du monde, on a envie d'alimenter nos ultimes illusions avec les déclarations pleines d'assurance du nouveau capitaine des Bleus ("On n'y va pas pour faire un safari").
On ne rigole pas, avec Patrice Évra.
Le capitaine déserteur
La suite est connue. Le nouveau capitaine (pas la moindre des erreurs de casting de Raymond Domenech), dont les larmes lors de sa première Marseillaise avec le brassard témoignaient peut-être d'un investissement émotionnel excessif, implose littéralement. "Meneur" de la fronde, il apparaît au centre des images du camp d'entraînement de l'équipe de France en grève, mais c'est Raymond Domenech qui est envoyé lire la lettre-manifeste des joueurs devant le monde médusé. Au lieu de prendre la mesure des événements, il part à la chasse au traître.
Le sélectionneur l'interdit ensuite de conférence de presse pour lui épargner un ridicule supplémentaire? Il dénoncera une odieuse censure [1]. Écarté pour le dernier match face à l'Afrique du Sud, il clame que de terribles révélations sur ce "cauchemar" sont à venir parce que "Les Français ont besoin de savoir la vérité". Dans une syntaxe qui trahit un embarras devant la notion même d'excuses, il s'adresse à ceux-ci pour "faire un grand pardon". Las, de retour dans le monde réel, Évra ajoute son piteux numéro télévisuel à ceux de Thierry Henry ou Éric Abidal – qui fuient leurs responsabilités dans des explications évasives en chargeant le sélectionneur. "J'ai fait mon rôle jusqu'au bout", assure-t-il en guise d'aveu involontaire.
À l'approche de la trentaine, Évra peut s'enorgueillir d'une belle carrière et d'un palmarès auquel il pourra encore ajouter quelques lignes. Il n'est pas sûr qu'il grossisse son nombre de sélections (32), même s'il peut tout à fait y prétendre sportivement: il incarne avec trop de zèle la mentalité individualiste que Laurent Blanc déclare vouloir bouter hors de l'équipe nationale. Malheureusement pour lui, la hauteur des vues de Patrice Évra culmine trop souvent à celle de son nombril.
> Lire aussi "Évra élève son niveau de je" sur le blog Une balle dans le pied
[1] C'est la première fois de ma vie que je suis interdit de liberté d'expression. Mais là on ne parle plus de Patrice Évra, on parle du capitaine de l'équipe de France, on parle d'un groupe. Je devais me présenter à cette presse pour faire les excuses de notre geste maladroit, de l'impact social qu'a causé notre geste. (...) On a vraiment été touchés, je pense comme les Français ont été touchés de ne voir personne à cette conférence". (TF1, 25 juin)