Les passes décisives existent-elles ?
Bien qu'elles intéressent beaucoup nos statisticiens du football, les passes décisives sont bien difficiles à définir. Comment peut-on alors prétendre les compter?
Le recensement des "passes décisives" ignore les qualités intrinsèques de la passe. Statistiquement, une passe n’est décisive que lorsque le buteur la met finalement au fond: en quoi cela dépend-il davantage des qualités de la passe, donc du passeur, que de celles du buteur? Sans doute, le passeur a le coup d’œil pour voir le partenaire démarqué. Sans doute, en lui faisant une passe contrôlable, dans les pieds ou dans la course selon les circonstances, il lui facilite la tâche. Mais une passe médiocre qu’Ibrahimovic seul peut reprendre façon taekwondo était-elle décisive en soi? Non, elle était plutôt trop haute ou trop appuyée. Pourtant, s’il marque, elle devient passe décisive.
Si une passe ne devient décisive que s’il y a but derrière, alors du coup… absolument toutes les passes sont potentiellement décisives! Aucune ne l’est en soi, toutes le seront peut-être au moment où elle sont faites. Du moins, d’un point de vue statistique, comme nous oblige à le penser la définition d’Opta ("le leader mondial de la fourniture de statistiques sportives en temps réel", selon lui-même, et qui fait les comptes sur lesquels s’appuient légitimement L’Équipe et bien d'autres médias):
Goal Assist: The final pass or pass-cum-shot leading to the recipient of the ball scoring a goal. Traduction: la dernière passe ou "passe-cum-shot" (on va y revenir) amenant le destinataire de la passe à marquer.
Des finitions
Cette définition est large, et donc floue. Elle n’exige aucune condition. Coup de sifflet de l’arbitre, je fais l’engagement, l’autre attaquant remet machinalement en retrait, le milieu tire du rond central: si but, alors passe "décisive", car cela satisfait la définition, qui ne requiert pas la moindre qualité intrinsèque de la passe (il fallait certes, pour le coup, qu’elle ne soit pas trop appuyée) et qui ne cherche pas à décrire la nature de l’aide apportée au buteur (ne pas avoir eu à amortir, etc.). Qu’en est-il du centre légèrement dévié qui arrive finalement dans les pieds d’un autre que celui qui était visé? Du corner sur lequel le gardien se troue, et qui trouve miraculeusement un mec qui s’arrache au second poteau? De la passe pour un attaquant hors-jeu de position mais reprise victorieusement par l’arrière qui était monté au bon moment au second poteau? Passes décisives!
C’est plus net encore avec la "pass-cum-shot", qui n’est pas une blague et qui n’est pas une faute de frappe du rédacteur, mais plutôt une faute de frappe du joueur: pass-cum-shot désigne grosso modo le centre tir. "C'est lorsqu'on n'est pas sûrs si c'est un tir ou une passe", a tweeté pour moi David Wall, chief editor at Opta [1]. Vraiment, là, il est clairement assumé que bon, la source, la nature et la qualité intrinsèque de la trajectoire "passeur-buteur" n’est pas considérée. Y a but, un mec avait envoyé le ballon avant que le buteur marque: +1 "passe dé" pour le mec.
Trois options
À partir de là, trois possibilités. On peut essayer de décrédibiliser la statistique, pour éventuellement demander que sa définition soit affinée, en proposant les sujets de réflexions suivants: quand le passeur est-il effectivement décisif? Que faire du cas où on fait une passe à l’attaquant, qui dribble alors deux défenseurs et un gardien avant de marquer? À quelles conditions, à quel moment, oublie-t-on le passeur en ne lui accordant plus son assist? Combien de touches de balles l’attaquant doit-il ajouter à la passe pour que le passeur ne soit plus décisif? Il ne serait pas impossible d’arriver à des accords (deux touches de balle maxi pour l’attaquant en comptant celle du tir? Passe vraisemblablement intentionnelle? Ou potentiellement intentionnelle – pour les corners, coup franc indirects, etc.?). Il reste possible aussi qu’on n’y parvienne jamais.
On peut développer, sinon, avec un cynique et satisfait esprit de contradiction, une argumentation qui aboutirait à un renversement des valeurs: le buteur ne doit rien au passeur, c’est le passeur qui doit tout au buteur, car le passeur n’est toujours décisif, et donc estimé, que grâce à son compère. On se demanderait si finalement, les titres de meilleur passeur ne sont pas un outil supplémentaire pour mesurer l’habileté des buteurs. Jusqu’à insinuer que Messi méritait donc ses derniers Ballons d’Or car c’est à Messi d’abord qu’Iniesta doit ses quantités de passes décisives.
Troisièmement, on peut s’amuser à trouver des traductions cocasses ou grossières de pass-cum-shot, et voir jusqu’à quel point on ne peut pas tirer sur la corde des images suggérées par les homonymes de la passe.
Twist and shot
Incroyable conclusion: avec un sens aigu du "twist" (le nom du procédé cinématographique potentiellement agaçant consistant à renverser, au dénouement du film, les vérités jusqu’alors établies) on va finalement féliciter Opta qui, au lieu de susciter des polémiques, a plutôt nettoyé la définition de sa statistique de toutes ses dimensions polémiques. Le compte des passes décisive n’est possible que parce qu’il est aveugle: Opta serait bien tyrannique, si Opta devait trancher des questions aussi passionnantes et polémiques que celle de savoir si tel centre de Valbuena dans la surface manqué par Giroud mais pas par Ribéry était délibérée, habile, décisive en soi [2]. Modestement, Opta se refuse même à distinguer les tirs des passes. La société peut donc faire ses mesures tranquillement.
L’erreur de jugement sur les passes décisives n’est pas celle d'Opta: c’est l’usage de ses statistiques qui est abusif ou maladroit. Les statistiques ne sont que des mesures, des descriptions, jamais des analyses, jamais des explications ou des prédictions. Sans aller jusqu’à affirmer que l’on peut faire "tout dire" à une statistique, car cela est faux – les statistiques révèlent des faits observables qui peuvent infirmer une théorie (impossible, par exemple, de soutenir que les internationaux français viennent en moyenne assez peu du championnat de France) – on affirme qu’elles ne sont que des photographies, qui ne suffisent pas pour une argumentation.
Quantité et qualité
Le Barça fait 223.561 passes par match: on peut faire usage de cette statistique pour dire que le Barça est génial et pour dire qu’il est chiant. Pastore fera tant de passes décisives? Ce sera sans doute grâce à Cavani et Ibrahimovic.
Pour compter des passes décisives, il faut donc faire un peu d’abstraction, et sacrifier les subtilités. En revanche, pour évaluer une bonne passe, et par extension un bon passeur, il faut donc connaître le foot et argumenter. En s’appuyant notamment sur des statistiques. Mais certainement pas en lui déléguant la réflexion.
Loin de dénoncer l’absurdité du recensement automatique des derniers relais avant les buteurs, on estime donc que la vertu d’Opta est de privilégier la possibilité de chiffrer, en ne se permettant pas d’évaluer les qualités des passes. Opta e reste dans son rôle. Ce qui est absurde, c’est d’attendre que les statistiques expriment toutes les vérités du football.
[1] Merci à lui et à Raphaël Cosmidis.
[2] Riolo avait estimé que non. Valbuena n’avait pas du tout cherché Ribéry mais Giroud. Il a fallu que celui-ci manque sa Madjer et que la défense se troue pour que Ribéry marque et que la passe devienne miraculeusement décisive. Ok, mais… Si Giroud avait réussi sa Madjer? La passe – la même passe – devenait alors incontestablement décisive. Voilà les débats qu’ignore Opta.