« On s'ébrouait tous les dimanches »
Il a reçu le grand Prix du festival d'Angoulême, nous l'avions rencontré pour #17 des Cahiers: l'occasion de retrouver Baru, auteur de BD qui aime le foot – celui qu’on joue plus que celui qu’on regarde...
Auteur : Propos recueillis par Mollows
le 4 Fev 2010
Les Années spoutnik (1), c’est un peu une Guerre des boutons dans le bassin lorrain des années 50. Le football y tient une place privilégiée, comme dans un bon nombre de planches de Baru — que l’on retrouve aussi sur son site (2). Extrait du #17 des Cahiers du football, juin 2005.
La moitié des pages du premier tome des Années Spoutnik est consacrée à un match de football, quand le propos de la série dépasse de loin le ballon rond...
Oui, les gens ont eu un peu de mal à me suivre là-dessus, et j’ai dû passer du temps à expliquer ce choix... Mon projet, au départ, c’est de mettre en avant ma culture, celle de la classe ouvrière. C’est dans ce but que je me suis mis à faire de la BD. Autant que le football, c’est son usage social qui m’intéresse. À l’époque des "Années spoutnik", les loisirs, en gros, c’était simple: les parents allaient au bistrot et les gamins jouaient au foot. À la sortie du bistrot, les adultes venaient voir le match, pour se mêler eux aussi à une pratique intimement liée, comme le vélo, à la condition ouvrière. Il y avait quand même deux cents ou trois cents personnes, tous les dimanches, autour de la main courante du petit club dans lequel j’évoluais... D’autres sports ont pu être importés dans la région mais le football, lui, venait "d’en bas".
Le milieu que vous décrivez est très homogène, socialement.
La mise en scène du football permet de montrer la confrontation entre deux équipes, j’allais dire deux personnages, marqués par cette forte proximité sociale. Les fils de cadres étaient très peu nombreux chez nous. Des petites hiérarchies pouvaient tout de même s’opérer entre des immigrés très récents comme les Algériens, et d’autres tels que les Italiens ou les Polonais, ou selon que les gens bossaient à l’usine ou à la mine. Quand on allait jouer contre des mineurs, il y avait un petit quelque chose en plus qui se passait. Ils avaient en général de meilleures godasses: on en était encore aux crampons en cuir quand ils avaient les premiers crampons en alu. Cette hiérarchie-là, je l’ai transposée dans la série en opposant, lors d’une bagarre, des gamins avec des arcs contre d’autres armés de carabines à plombs.
C’est le quartier ou la localité qui constituent la référence pour les enfants. La seule diatribe d’un jeune en référence à une origine vise un "Parigot" récemment arrivé...
Tout à fait. Si nos parents se bouffaient un peu le nez avec les histoires d’Arabes, d’Espagnols, de Macaronis ou de Polaks, ils ménageaient les enfants de ce type de débordements. Et nous, à la limite, on avait dépassé tout ça. Les cités étaient des lieux très clos, mais on était toujours dehors et la pression sociale, l’éducation, se faisaient au moins autant par le groupe que par les parents. Il y avait une forte délégation des parents vers le groupe. Il est cependant probable qu’avec l’âge, la xénophobie pouvait revenir dans les échanges.
Le rapport aux règles est un sujet central des Années spoutnik...
Elles existent toujours dans les conflits que s’inventent les jeunes. Cette éducation de la virilité, si elle peut être violente, se fait toujours dans un contexte réglé, jamais de manière totalement incontrôlée. Des bagarres aux matchs de foot, ces prétextes à s’affronter pour se préparer à la vie d’adulte et à la dureté du monde du travail obéissent bien à des codes.
Viennent ensuite les questions de la légitimité des règles et des abus d’autorité.
C’est peut-être la part la plus personnelle que j’ai introduite. Personnellement ces questions autour de l’injustice sont les choses qui m’insupportent le plus, et cela a eu pas mal de conséquences dans ma vie. Heureusement, ça collait avec bon nombre d’engagements, de mes prises de position d’ordre social. Disons que je suis devenu très rapidement un caractériel socialisé...
Vous continuez à jouer au football ?
J’ai arrêté de jouer il y a cinq ans parce que j’ai un genou qui est foutu, mais sinon, j’y serais encore, je suis cinglé avec ça. Mon grand drame, et j’en ai fait une histoire (2), c’est que mon entraîneur, en minimes et cadets, a décidé parce que j’étais grand de me faire jouer arrière, quatre ans... j’ai vécu ça comme une véritable mortification. Il y a eu plus tard une parenthèse, dans la foulée de 68 où quand on jouait au football, on était vraiment considéré comme un mongolien, à grosses cuisses qui plus est ! Mais j’avais d’autres choses à faire. Ensuite, en me réappropriant ma culture, j’ai remis ça avec des copains qui retrouvaient leur état de jeunes chiens, on s’ébrouait tous les dimanches! J’ai joué pendant vingt ans et je crois qu’honnêtement, c’est la seule pratique pertinente du football. Le sport de haut niveau est maintenant devenu autre chose, un véritable produit dans notre société. Heureusement il reste des endroits où le foot, c’est ça. Les seuls moments de football auxquels j’assiste en tant que spectateurs, ce sont ceux où des gamins tapent dans un ballon. Là, il fait vraiment sens pour nous, pour l’humanité.
Y a-t-il des équipes, un style de jeu que vous appréciez particulièrement?
Pas vraiment, non, et je ne vais donc jamais voir un match "en vrai". Sinon, j’aime le foot où il y a des buts. La mort du football, c’est le catenaccio... À partir du moment où l’on a bétonné les défenses, c’est devenu mortel d’ennui. J’ai préféré ne pas regarder la finale de la dernière Coupe d’Europe des nations. Le système de jeu très défensif de la France en 98 n’était déjà pas ma tasse de thé mais, là, le jeu des Grecs, quelle tristesse! Non, la plus belle équipe que j’ai jamais vue, c’est l’Ajax d’Amsterdam de Cruyff. Ça jouait à cent à l’heure. Mais j’ai revu récemment un extrait de match de l’Ajax de cette époque à la télé, ils avaient l’air de marcher, à côté de la vitesse à laquelle les joueurs évoluent aujourd’hui. Ça laisse songeur...
Images extraites de Le Pénalty.
© Baru, Casterman.
(1) Les Années Spoutnik, l'intégrale, Casterman, 16 euros.
(2) Voir Platini et Dégage !, au rayon "histoires plus ou moins courtes" de son site.
(3) L’enragé, deux tomes, Dupuis, 14 euros.