L'apnée du football
Il y a des moments de football qui suspendent le temps et nous coupent le souffle aussi bien qu'à leur acteurs. En attendant que la pesanteur nous ramène au sol.
Trois instantanés entre mille. Lui est assis, dans l'herbe. Fraîche. C'est un cliché, à chaque fois qu'on est assis dans l'herbe, il faut qu'elle soit fraîche. Là où il est assis, elle l'est. Vraiment. Il faut dire que c'est la nuit. Une nuit américaine, sous le feu des projecteurs. Il est assis dans l'herbe, et bien qu'on soit en mai l'herbe est fraîche. Lui, il ne bouge plus. Il ne respire plus. Il attend.
L'autre est très loin. Pas la même époque, ni le même pays. Ni les mêmes costumes, parce qu'on pouvait alors jouer avec un short trop court et des chaussettes trop basses. L'autre est debout, extérieur jour, il a chaud. Il ne respire pas non plus. Il attend, lui aussi. Immobile. Ambiance western.
Le troisième vole. C'est une étoile. Il vole comme il a déjà volé, il brille comme il a déjà brillé et c'est ce qu'il voulait. Plus que tout. Alors il aimerait rester là, suspendu. Sans un souffle. Sur l'écran.
Le premier ne peut se relever. Parce qu'il a peur, depuis des semaines, parce que c'est le dernier soir, parce qu'il en a raté tant, parce que la honte serait insupportable. Il regarde. Le second a un pied bien ancré au sol. Il est lourd. Il a toujours été lourd: dans ses bottes, dans ses mots, dans son jeu... Mais là, après deux heures de duels, en plein désert mexicain, ses jambes sont de bois, et sa tête lui pèse plus que tout. Il regarde, pourtant. Le dernier retombe un peu, déjà. Un drame à la Pasolini. Personne ne le sait encore mais le sol sera plus fort. C'est le scénario qui veut ça. Les ans aussi. Il l'a si bien caché. Même là, en vol, lui le sent déjà. Même après les mensonges glorieux des derniers jours, les plus beaux peut-être, là, il le sent. Comédien génial, il trompe le monde une dernière fois, sur un ultime coup de dés. Magie du cinéma. Il n'est plus si haut. Il regarde. Comme eux deux.
Nous, nous sommes de l'autre côté de la toile. Assis, comme lui? Pas d'herbe. Ce serait sur un siège, un canapé, un strapontin pour les plus chanceux. Debout, comme l'autre? Pourquoi pas... Les mains sur la tête, les doigts en peigne. En l'air comme le dernier? Non, ne rêvons pas. Nous jouons par procuration. Mais ça n'empêche pas de regarder. Comme eux. Ça, on peut. Regarder la même chose qu'eux. Attendre la même chose qu'eux. Et partager leur souffle coupé. Ici, ailleurs, qu'importe. En apnée.
Alors repart la bobine. Les images s'animent. La balle du premier roule dans la nuit sochalienne. Difficilement. Cahotante, après une frappe chaotique. La balle boitille... Le reste de la scène demeure figé. Tout le monde voit qu'elle bouge, depuis une éternité, mais personne n'ose respirer. Amara, assis dans l'herbe moins que personne. Figé.
Le cow-boy est au point de penalty. Son tir n'est pas aussi puissant qu'il l'aurait souhaité, mais c'est trop tard. La balle vole vers la cible. En face, l'adversaire a bondi. Luis porte un prénom de Mexicain et le numéro 9. Absurde, il n'est ni l'un ni l'autre. Il ne bouge plus. L'épuisement. Seuls le ballon et le gardien se déplacent, tellement vite désormais. Le duel est déjà joué. Mais Luis a les poumons vides et pour le moment, il ne peut reprendre d'air.
Zinédine n'est pas monté si haut que ça. Oui il a repris le ballon de la tête, oui il vole encore, oui il a déjà marqué, comme il y a huit ans, mais ça n'a pas suffi. Alors il accompagne cette balle qui semble se diriger sous la barre. Parce qu'il en a besoin plus que jamais. Pour l'histoire. Il serre les dents et son ventre brûle et ses jambes brûlent et sa tête brûle.
Personne ne respire. Nulle part. À cause de la peur et de l'espoir et de l'attente. Il y aura des cris. Un chaos, ou une clameur de frustration. Ces instantanés ont un avenir mais pour le moment il n'y a rien que du silence, et l'apnée du football. Partout. Parce que oui, les poteaux sont carrés, mais ça n'importe pas encore. Parce que Basile n'a pas marqué. Parce que le PSG risque de descendre en L2 et la France pourrait jouer une autre demi-finale de Coupe du monde. Parce que Buffon ne peut pas la rattraper et que Maradona vient de traverser la moitié du terrain avant de placer une tête ou presque, parce que l'Angleterre joue la finale de sa Coupe du monde, parce que Cantona pourrait s'immobiliser et tourner sur lui-même, parce que Roberto Carlos est trop loin des cages de Barthez pour la tenter direct.
Là, pas un souffle. Tous égaux. Des fils d'or se tissent, d'autres se coupent. La magie du football, c'est l'apnée des possibles.