Port-Saïd, match retour
Reportage – Ce week-end au Caire, les Ultras en deuil et en colère ont manifesté place Tahrir, et toutes les larmes n\'étaient pas dues aux gaz lacrymogènes.
Samedi 4 Février. Une atmosphère de deuil flotte au-dessus de la place Tahrir. Un groupe de supporters d'Al Ahly déroule une lente procession circulaire, ils tiennent de longs bâtons de bois, en haut desquels sont attachés des portraits de victimes. À gauche, une trentaine de mètres plus loin, un jeune homme, prostré, les yeux embués de larmes, présente un carton blanc sur lequel est écrit: "Mon pays. Pourquoi la mort est quotidienne chez toi? Je suis parti avec un tee-shirt rouge à Port Said, et je suis revenu en martyr dans un cercueil." Les gens s'arrêtent, entourent le malheureux, l'étreignent, chuchotent des paroles réconfortantes. Lui reste figé, encore choqué par les événements de mercredi dernier.
"Instiller le chaos dans le pays"
Ceux-ci se distinguent par leur horreur dans le macabre répertoire des tragédies du football. Comme au Heysel, des supporters ont été écrasés ou asphyxiés entre la pelouse et les gradins, engloutis dans un mouvement de foule, mais d'autres ont été victimes d'actes barbares, éminemment plus brutaux que les usuelles castagnes entre hooligans. Des supporters ont été projetés par-dessus les tribunes du stade. À la télé, un ultra raconte que son ami s'est effondré, le corps transpercé par une broche.
Aucun supporter n'accuse les Ultras de Port Saïd, tous incriminent le "pouvoir", compris comme un amalgame de l'armée, de la police, et de Moubarak. Nacib, dix-neuf ans, anglais parfait, yeux bleus clairs, explique: "Ils profitent des rivalités entre supporters afin d'instiller le chaos dans le pays et justifier la présence d'un pouvoir autoritaire." Ses propos renvoient à l'actuel débat entre le Conseil militaire, organe gérant la transition du pays, et le Parlement nouvellement élu quant au maintien de l'état d'urgence. Bassir, vingt-cinq ans, s'énerve: "Ils ont voulu nous faire payer notre participation à la Révolution du 25 Janvier et aux manifestations suivantes."
Front commun
Pour accréditer la théorie du complot, les supporters avancent plusieurs éléments. Selon Nacib, "le dispositif sécuritaire était moins important que lors des matches précédents, alors que la rivalité entre les fans d'Al Ahly et d'Al Masry est énorme''. Un de ses amis interroge: ''Pourquoi les portes de la tribune sont restées fermées?'' Il fait écho à d'autres questions suspicieuses posées par cette jeunesse révolutionnaire. Pourquoi les policiers sont-ils restés immobiles? Pourquoi le gouverneur régional était-il absent alors qu'il assiste à tous les matches? Pourquoi les lumières ont-elles été éteintes pendant les violences?
Les supporters de Zamalek et Al Ahly, ennemis jurés au stade, forment front commun dans la rue. Un cortège mêlant ultras des deux clubs descend une allée en scandant "Le peuple veut l'exécution du Maréchal!" En l'air, entre les nuées de gaz lacrymogène, les bannières sang et or des "Ahlawy" côtoient les drapeaux blancs des "White Knights". Ahmed, trente ans, auto-surnommé le ''baltagi'' (la racaille) et Ultra de Zamalek, porte une veste de survêtement Al-Ahly. Pour lui, transgresser la rivalité historique représente un témoignage d'unité et de détermination du peuple à destination du pouvoir.
"Retirer au peuple la liberté"
Si l'ethos indépendantiste des Ultras s'inscrit parfaitement dans un dessein révolutionnaire, c'est surtout leur culture de l'affrontement qui pèse dans les événements. Ce savoir-faire constitue le manuel de combat du révolutionnaire contre la police. Sharia Mohamed Mahmoud, terrain principal des affrontements, le ballet est rodé. Une foule avance en ordre dispersé vers le ministère de l'Intérieur, symbole de la répression du régime. Les premiers rangs lancent pierres et cocktails molotov sur les forces stationnées devant le bâtiment. Celles-ci répliquent par des salves de grenades lacrymogènes et des tirs de flashballs, ou de balles réelles. Alors, les jeunes détalent vers l'arrière de l'avenue ou se réfugient dans les ruelles perpendiculaires
Parmi eux, il y a Ahmed, un Ultra d'Al-Ahly. Encapuchonné, une écharpe, destinée à le protéger de l'inhalation des gaz, couvre son nez et sa bouche. Il arbore haut l'étendard du club. Je lui demande pourquoi le pouvoir s'est attaqué aux Ultras. Il me fixe et réponds: "Le pouvoir se fout des Ultras, ce qu'il veut c'est retirer au peuple la liberté". Je ne distingue pas la suite car le brouhaha étouffe sa voix. Je le laisse repartir, et regarde le drapeau sang et or s'échapper dans la Sharia Mohammed Mahmoud.