L’invasion des visages
Toujours plus près, toujours plus intime: la télévision montre les visages des joueurs et des entraîneurs jusqu’à scruter leurs regards. Voyage au pays des "plans visage"…
Pour meubler les temps dits "faibles" et quand le jeu s’arrête, le réalisateur télé a le choix principalement entre les ralentis et les plans sur un seul joueur. Mais quels sont ces plans individuels? On distingue:
- le plan taille: le joueur est filmé un peu en-dessous de la taille
- le plan buste: au niveau des aisselles
- le gros plan: au-dessus des épaules
- le très gros plan montre des détails du visage
Nous appellerons cet ensemble les "plans visage", ceux où le visage tient le rôle central et attire le regard [1].
Un match sur Canal+ réalisé par Laurent Lachand est fait de 250 à 400 visages. Le Toulouse-Marseille de fin 2012 comportait 387 plans visage pour un total de 1171 plans, soit un tiers. Pour les autres réalisateurs français, la proportion est entre un quart et un sixième. Sur son Toulouse-OM 2013, Lachand était en-dessous de ce chiffre: 265 plans visage; et sur Reims-Monaco 314. Pendant le TFC-OM 2012, tous les joueurs ont eu droit à au moins un de ces plans proches. Les plus vus: Jordan Ayew, 26 plans visage, Elie Baup (entraîneur de l’OM) 24, Sissoko 22, André Ayew, Valbuena et Didot 21, Ahamada 20. Et sur le Toulouse-OM de 2013: Gignac, Thauvin, Valbuena...
Avant, c’était comment ?
Longtemps les plans visage ont été inexistants; les moyens techniques ne le permettaient pas et la vision collective du match – en plans larges et plans moyens – régnait. Nous restions à distance des joueurs. Dans les années 1950-60, on voyait ceux-ci "en pied". Sur Angleterre-Allemagne 1966, les caméras ont remonté le long du corps et les plans américains dominent. Avec le fameux Leeds-Chelsea 1970, le bond est spectaculaire: 78 plans taille, autant de plans américains et 14 plans buste. Le gros plan sur le visage apparaît timidement. Ce changement de cap est loin d’être général. En France, dans les années 70, les joueurs sont surtout vus en pied, de même pour les Coupes du monde 1970, 74 et l’Euro 72. Mais au Mundial 1978, plans américains et plans taille s’imposent, et les plans buste arrivent. Les plans taille dominent lors de l’Allemagne-France de Séville (1982).
La naissance de Canal+ (1984), avec Jean-Paul Jaud aux réalisations, apporte en France un football plus près du terrain, les plans taille deviennent courants. Le France-Brésil du Mundial 1986 marque un repli, avec les joueurs montrés en pied. Le classicisme tendait à régner lors des grandes compétitions internationales: impact des cahiers des charges, volonté de ne dérouter personne… Mais la tendance "taille-buste" est alors bien lancée, et le Brésil-Italie 1994 voit des joueurs filmés très haut: 82 plans buste "haute", 34 taille, 14 gros plans!
Années 2000: les plans buste dominent sur l’Euro 2000, le Mondial 2002 et en Ligue 1 sur Canal. À partir de 2010, le plan buste l’emporte en France, alors qu’à l’étranger taille et buste s’équilibrent.
En France, aujourd’hui
Le nombre des plans visage
Derrière Lachand (328 en moyenne), on trouve Fred Godard (France Télévisions et beIN Sport) avec 244. Jean-Jacques Amsellem (Canal) est à 198. Puis viennent François Lanaud (beIN Sport, ex-TF1) à 196,, Olivier Denis (TF1) à 166. La moyenne française, sur 20 matches de 2011 à 2013 (toutes compétitions confondues) est de 226 . Mais si on enlève les matches de L. Lachand – ce réalisateur de la démesure – on tombe à 201.
La répartition des plans
Jean-Paul Jaud était à 168 de moyenne, sur 4 matches de 1998 à 2005 où les plans buste dominaient. Avec L. Lachand, les plans buste viennent largement en tête, par exemple sur Bordeaux-PSG 2013: 298 buste, 48 taille, 26 gros plans, 1 très gros plan. Avec J.-J. Amsellem, le plan buste l’emporte de peu.
Du côté des gros plans (GP) et très gros plans (TGP), Lachand est à 22 (GP) et 2 (TGP). Godard vient juste derrière, avec 21 GP, et un seul TGP sur quatre matches. Sur son Lyon-Quevilly 2012 (France Télévisions) la vedette était Régis Brouard, l’entraîneur de Quevilly: 22 plans visages, dont 7 GP! Amsellem est à 8 + 1, puis on trouve Lanaud et Denis.
Les vrais gros plans et très gros plans sont assez rares. Ils s’attachent aux regards des entraîneurs et spectateurs, à ceux des gardiens et des tireurs au moment des coups francs et penalties. Dans ces yeux-là, lors du duel, le foot s’approche des westerns à l’italienne façon Sergio Leone. À la télé, il se joue aussi avec le visage…
Et à l’étranger ?
Les réalisations étrangères montrent moins de plans visage qu’en France (rappel: 226 ). Sur 18 matches étudiés, l’Italie est à 195, l’Espagne à 190, l’Angleterre à 160, l’Allemagne à 158. La hiérarchie est globalement la même que celle observée pour nos analyses sur les ralentis, le découpage, le nombre de joueurs vus en action seuls balle au pied, tout ce qui éloigne du jeu collectif, auquel Allemands et Anglais restent les plus attachés. On relève une quasi égalité taille-buste sur un total de 18 matches de réalisateurs anglais, espagnols, italiens et allemands. Les réals espagnols semblent toutefois plus "taille" et les Anglais plus "buste".
Quelques causes et effets des plans visage
C’est l’intense découpage auquel se livrent la plupart des réalisateurs français qui leur permet de caser beaucoup de portraits de joueurs. Entre les 600 plans allemands ou anglais et les 1000-1200 de Lachand et Godard, il y a de la place… Les ralentis imprègnent davantage les retransmissions, mais, en nombre, les plans visage l’emportent largement, en France et à l’étranger. Ils ne nécessitent pas le même espace-temps que les ralentis et peuvent être montrés par séries de 2 à 4 très courts plans. Sur Toulouse-OM2012, Lachand lança ainsi 109 ralentis et 387 plans visage.
Les plans visage augmentent le hors-champ, faisant s’évanouir l’environnement du footballeur. Le ressenti individuel est préféré à l’émotion collective. Longtemps on a vu des joueurs sans visage, maintenant on voit de plus en plus des joueurs sans jambes. De ces derniers n’est retenue que la partie théoriquement la plus expressive (quoique…). Pourtant, le foot...
LIRE AUSSI :
Football et télévision / 1 –"Les réalisateurs français hors jeu"
Football et télévision / 2 –"Un show techno où se noie le football"
Football et télévision / 3 –"Une histoire accélérée du ralenti"
[1] D'autres types de plans:
Le plan américain : cadre les personnages à la hauteur des cuisses.
Le plan italien: un peu en-dessous des genoux.
Le joueur peut aussi être montré "en pied" (la totalité du personnage est vue).
Sources et méthodologie
• Les chiffres de ce texte résultent pour la plupart d’estimations (comptage effectué sur une mi-temps, puis multiplié par deux) faites sur 40 matches. À cela s’ajoutent cinq comptages intégraux. Ont aussi été consultés des extraits de 15 minutes, ainsi que:
- de courts passages de finales de coupe de France (site ina.fr)
- des images des championnats et coupes d’Angleterre (années 1960-1980, éditées par la BBC), de l’équipe d’Allemagne (Euros 1972 à 2008), et des Coupes du monde 1962, 1970 et 1978.
• Les moyennes indiquées pour chaque réalisateur portent sur 3 à 6 matches.
• Les frontières entre les plans sont souvent floues. Beaucoup de plans sont… entre buste et taille et, sur un même portrait de joueur, le cadreur remonte couramment d’un plan taille vers un plan buste. Nos statistiques ne peuvent donc pas avoir un véritable caractère scientifique. À notre avis, elles n’en sont pas moins parlantes.
• Enfin, le nombre et la durée des arrêts de jeu influent sur ces statistiques, ainsi que l’importance des moyens techniques dont dispose le réalisateur. Mais cela est vrai pour pratiquement toute analyse d’un match de football télévisé.