Tristes tropiques
Les tours de Coupe de France sont l'occasion pour les médias de mettre sous les projecteurs des équipes aussi inconnues qu'inattendues... perpétuant ainsi une myriade de clichés condescendants et "urbanocentristes". Analyse.
Habitués à ne couvrir que la face "médiatisée" du football français, les médias sportifs ne manquent jamais de descendre les échelons lorsqu'il s'agit de parler des Petits Poucets, Cendrillons et autres clubs amateurs qui s'invitent annuellement dans le cénacle des derniers tours de Coupe. Cette couverture, aussi bénéfique puisse-t-elle être en principe pour le football amateur [1], pose toutefois question. Il n'est en effet pas rare de constater que dans un cadre social face auquel ils ne savent pas toujours se positionner, les journalistes se permettent alors des observations extra-sportives qui fleurent bon l'anthropologie de fauteuil...
Folklore de la gadoue
Ainsi, lors des 32e de finale de la Coupe de France, So Foot semblait trop heureux de "venir se caler dans la gadoue" à Pontarlier [2] et de s'essayer à une forme de micro-journalisme afin de rapporter au monde d'"en haut" la vie d'un club amateur. "Vin chaud", "accent local", "cloches", "beaucoup de buvettes": tout pousse ici à l'identification d'un terroir bien loin des mouvements de foules anonymes autour des grands stades. Afin de renforcer cette description folklorisante, le journaliste narre également sa rencontre avec quelques supporters locaux. Comme le dénommé Jean-Fi, rebaptisé "le grand con" (puisque c'est comme ça qu'il est surnommé par ses amis), et "le Suisse" (qui n'a visiblement même pas de prénom) dont on ne se prive pas de rapporter ses paroles de "poète": "Et la Fraaance, on va vous baiser à la Coupe du Monde. Moi ce match-lààà, j'en ai rien à foutre. Qui reprend un verre?"
Cet exemple illustre avec quelle facilité de simples données, prises sur le vif dans une tribune, peuvent être soumises à une instrumentalisation subtile pour dénigrer d'emblée celui qui parle. La parole de l'individu n'est retranscrite que pour servir un processus d'inversion "comique": la crudité des termes devient poésie, et le "Suisse" poète devient par là même un bouffon. Ces différents procédés semblent véhiculer de manière latente les catégorisations journalistiques à l’œuvre dans la couverture de la Coupe. Sous prétexte de vouloir remonter aux sources locales du football, les médias paraissent oublier que leurs procédés mettent autant en lumière les clubs amateurs qu'ils en délivre une stigmatisation presque inconsciente. Si les premiers tours de Coupe plaisent aux journaux, c'est justement parce qu'ils offrent des images qu'il est simple d'estampiller comme étant "locales" pour mieux en souligner l'exotisme fictif.
"La fête au village"
S'il ne s'agit pas ici de faire un procès d'intention aux médias, Il convient de montrer que leurs reprises systématiques de certains stéréotypes de la ruralité ou du prolétariat enferment leur objet dans des catégories dénigrantes. Le journalisme de masse ne peut plus servir le football amateur quand il se borne à faire du pittoresque pour lui même et quand il distord la différence jusqu'à en faire une difformité sociale. Lorsque So Foot parle par exemple de ces "faces d'une dizaine de bonhommes en survêt du club" qui, après quelques verres, "rougissent au fur et à mesure que la partie avance", le propos, non content d'agiter certains clichés nauséabonds, tombe dans le grotesque.
À force de vouloir saisir le football amateur dans ce qui semblerait être son surgissement natif [3], les médias versent dans l'excès du folklorisme. Et le vocabulaire utilisé atteste des raccourcis dont ils usent pour cristalliser les différences et accroître la distance "physique" entre les équipes amateurs et les professionnels. La une de L'Équipe du 24 Mars 2009 est sur ce point éloquente: pour saluer la réception de Toulouse par le club de Schirrhein-Schirrhoffen le quotidien titrait "La fête au village", oubliant au passage que "l'agglomération" faisait à l'époque plus de 2.900 habitants [4]...
Misérabilisme latent
Les largesses inhérentes à ces pratiques journalistiques sont également visibles lorsqu'il s'agit de traiter des joueurs eux-même. Contrairement à un footballeur professionnel, un footballeur amateur n'est jamais totalement avant-centre ou défenseur. Les médias ne se privent en effet jamais de souligner que les joueurs d'Yzeure, Marcq en Baroeul [5] ou Quevilly sont également actifs à l'extérieur du stade. Cette nouvelle distinction entre footballeurs de métiers et footballeurs "du dimanche" ne se veut pourtant pas discriminatoire. Car si L'Équipe précise qu'à Dreux "le banquier, le maître d’école, les étudiants, les magasiniers ou encore le facteur, savent qu’ils vont disputer le "match de leur vie" face à Nancy", n'est-ce pas justement pas pour rendre hommage à des joueurs de DH qui, acteur d'un football dont on ne parle jamais, ont enfin l'occasion de pouvoir jouer dans la lumière [6]?
En réalité, le procédé véhicule à la fois misérabilisme et condescendance. La référence à cette double casquette ne sert ici qu'à transformer ces acteurs en bêtes curieuses du football et de les faire rentrer sur la scène de la théâtralisation médiatique qui entoure tout match entre un "ogre" et un "petit poucet". Et ce dernier en cas de défaite, recevra tout de même l'accolade du monde médiatique qui saluera la défaite d'une "brave équipe" dans un combat perdu d'avance. Quant aux joueurs, ils n'en seront pas moins applaudis pour avoir "mouillé le maillot", comme si les médias se devaient systématiquement d'invoquer des concepts fumeux [7] comme lots de consolation.
L'excitation que provoquent chez les médias certaines affiches de Coupe de France n'a rien d'étonnant. Ces dernières leurs permettent en effet de sortir d'un quotidien empesté de résumés de match aseptisés et d'interview robotiques. Néanmoins, l'on ne saurait que trop recommander à certains journalistes de canaliser leur propos, sous peine de voir proliférer encore longtemps des procédés qui risqueraient un jour de nous faire oublier que les clubs amateurs sont avant tous des équipes de football.
[1] Encore que le terme, si souvent utilisé, de "football amateur" est résolument incorrect car monolithique. On objectera qu'il existe "des" footballs amateurs, aux dynamiques singulières selon les échelons, les lieux, les moyens financiers et les pratiques...
[2] À l'occasion du match contre Caen en 32e de finale de la Coupe 2013-2014.
[3] Ce qui est tout à fait faux, puisque ces propos et ces données sont toujours "sélectionnées" a posteriori pour servir le propos de départ du journaliste. En d'autres termes, les données ne construisent pas l'article, elle le légitimisent.
[4] Schirrhein avait à l'époque environs 2.200 habitants et Schirrhoffen 700. La démarcation officielle entre le village et la ville se fait à 2.000 habitants.
[5] Comme ce commentateur d'Eurosport, s'exprimant alors qu'Hermann Depré, l'attaquant de Marcq en Baroeul, a le ballon: "C'est lui qui finit ses études de kiné", bien que cela n'ait rien à voir avec l'action en cours.
[6] On saluera aussi la galerie d'Eurosport qui dresse, à la façon d'un bestiaire, les différents métiers des joueurs de Schirrhein lors de leur victoire face à Clermon Foot en 2009: "Aujourd'hui, les stars locales s'appellent Laurent Wagner, ingénieur, Saïd Ighli, policier municipal, Raphaël Martzolff, conducteur de travaux, Guillaume Roth, le vétéran Arnaud Marty".
[7] Lire à ce propos l'article paru sur Rue89 de Clément Guillou et Ramsès Kefi.