Hommage aux victimes de feintes de corps
Éloge des attaquants au pressing, qui prennent des petits ponts ou des feintes de corps tel Alessandrini, parce qu’ils se donnent une chance de prendre un ballon décisif.
Ah elle vous a fait rire la feinte de Lucas sur Alessandrini, hein? Le Brésilien fait mine de jouer le ballon mais passe à côté, le Marseillais paraît hors sujet en suivant le corps de l’adversaire plutôt que le ballon qui n’a pas bougé. Et chacun se gausse, un peu par condescendance (car comment peut-on à ce point se faire prendre?), un peu parce qu’un corps qui agit mécaniquement plutôt que de manière fluide est toujours un peu drôle (tel le mec qui chute en grimpant les escaliers quatre à quatre). Mais vous avez tort de rire.
Forcing vs pressing
Il y a deux types de feintes, ou plutôt, deux types de joueurs feintés. Il y a le joueur feinté lorsqu’il défendait, et le joueur feinté lorsqu’il allait au pressing. Dès lors, feinter l’un ou l’autre ne relève alors pas du même art. Dans un premier cas on force la décision, dans l’autre on assure simplement. Et dans ce second cas, il n’y a en réalité que peu de mérite.
Un attaquant au pressing n’est pas là pour "ne pas se faire dribbler", il est là pour prendre le ballon en tentant le tout pour le tout. Le but du mec au pressing est d’être non pas plus habile, mais plus prompt que l’adversaire. Rien d’autre. Pour ce faire, il s’agit généralement d’anticiper, de prendre le risque à la fois de se tromper, et à la fois d’être "ridicule", puisqu’en allant franco dans une direction on risque d’être franchement à côté de la plaque si l’adversaire va simplement dans l’autre.
Feinter quelqu’un qui est là pour ne pas se faire dribbler (tel le défenseur placé), qui est sur ses gardes, joue en reculant, se contenterait volontiers que le ballon sorte en touche ou soit envoyé en retrait, c’est autre chose que de feinter un mec qui vous fonce dessus. C’est pour ça que Verratti est un excellent 6, mais ne serait pas nécessairement un bon 10: il est suffisamment vif et technique pour faire le crochet habile et efficace, mais éliminerait-il un défenseur qui l’attend et à qui on a appris à "ne pas se jeter"? Laurent Blanc a sorti Verratti qui venait de faire une relance pourrie, interceptée côté gauche: pressé mais trop gourmand, l'Italien aurait peut-être fini par perdre un ballon dangereux, comme d’autres avant lui pressés par Gignac.
Éloge du pressing
Peut-être aussi que Verratti n’aurait perdu aucun ballon, car il sait exploiter toute la surface d’un "petit périmètre" pour s’engager dans toutes les directions disponibles, et peut-être que Lucas est un génie de la feinte – mais il est autrement plus méritant en percussion qu’en réaction face à celui qui tente sa chance au pressing, aussi mince soit-elle.
Tout le mérite des joueurs au pressing est de faire passer l’objectif d’une intervention décisive avant l’orgueil mal placé du poste tenu ou de l’honneur sauf. Il faut beaucoup d’énergie et beaucoup de spontanéité pour aller au pressing; il faut surtout avoir la force de ne pas appréhender le dribble. Il faut préférer la chance minime de prendre, peut-être, un ballon sur vingt courses, au fait de n’avoir pris aucun ballon mais de n’avoir été dribblé aucune fois.
Pastore, qui a connu dans ce classiqueau le "ridicule" similaire du petit pont, n’a pas pris un petit pont "alors que" il aurait pu prendre le ballon, mais bel et bien "parce que" il aurait pu prendre le ballon: il faut un grand geste (course vive, jambes écartés pour couvrir deux zones, anticipation soudaine, ou équivalent) pour prendre le ballon à un joueur dans son camp retranché. Tant pis si ce grand geste ouvre grand la porte à la feinte.
À qui le mérite?
Pour résumer: le geste qui donne une chance de prendre le ballon au pressing est le même que celui qui peut être facilement feinté. Le geste opportuniste de l’attaquant est aussi celui qui fait basculer dans le ridicule, pour peu qu’un Imbula, un Lucas, un Verratti ait le coup d’œil et la technique. Mais en termes de performance, le grand pont de Tevez sur le dernier défenseur, c’est quand même autre chose que le petit pont d’Imbula.
C’est la même chose lorsqu’on admire des gardiens qui feintent l’attaquant qui voulait contrer le dégagement: on félicite le gardien, sous prétexte qu’il a brillé au détriment de l’attaquant. On a sans doute raison de l’applaudir, mais il est temps de rendre justice à cet attaquant malheureux, qui a le mérite supérieur d’avoir joué sa chance à fond. De temps en temps un gardien ou un défenseur se fait prendre et c’est but. Plus souvent, c’est feinte de corps ou contre-pied, et cela n'a rien de si ridicule.
Il n’y a rien de plus logique et probable que la feinte de Lucas sur Alessandrini. Lucas n’a fait que sentir le coup – ce n’est pas rien, c’est brillant, c’est fin, c’est un temps d’avance conservé. Mais le plus méritant sur ce coup-là, c’est Alessandrini, qui a tout fait pour rattraper son temps de retard, alors même qu’il n’avait qu’une infime chance.